Alors qu’elle n’a pas pu obtenir l’ouverture d’une information judiciaire au Sénégal contre des vendeurs d’un carburant toxique, la Ligue sénégalaise des droits humains espère avoir gain de cause et tordre le bras du gouvernement, avec la saisine de la cour sous-régionale.
Cinq années après, l’histoire revient au-devant de la scène. Le scandale des ‘’Dirty Diesel : Les négociants suisses inondent l’Afrique de carburants toxiques’’ révélé par le premier numéro, en septembre 2016, du magazine ‘’Public Eye’’, est remué par une nouvelle plainte de la Ligue sénégalaise des droits humains (LSDH). Cette fois-ci, les complaintes n’ont pas été dénoncées au niveau du tribunal de Dakar, mais à la Cour de justice de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). Pour, espère le secrétaire exécutif de la LSDH, ‘’que l’on respecte les Africains. Nous pensons que la Cour de justice de la CEDEAO va réagir et rappeler le Sénégal à l’ordre. C’est un problème qui ne concerne pas que le Sénégal. Il faut également une réponse communautaire pour faire cesser ces pratiques scandaleuses’’.
Si Alassane Seck et son organisation se sont tournés vers la cour sous-régionale, c’est que dans leur propre pays, ils n’ont pas eu gain de cause. ‘’Nous avions reçu une enquête d’une ONG suisse, Public Eye, qui dénonçait un diesel sale vendu par des stations dans des pays africains dont le Sénégal. Ils sont venus à Dakar faire leurs enquêtes et analyses. En se basant sur ces résultats, nous avons déposé une plainte dirigée contre X et quatre sociétés suisses (Trafigura et son félin Puma Energy ; Vitol et son enseigne Shell pilotée par le consortium Vivo Energy ; Addax & Oryx Group et sa branche aval Oryx Energies, fondés par Jean Claude Gandur ; enfin, Lynx Energy, un autre chat sauvage opérant au Congo sous la marque X-Oil). Nous avions déboursé 100 000 F CFA pour la plainte. Malheureusement, il n’y a toujours pas eu de procès’’, regrette le défenseur des droits humains.
Cette plainte avait été déposée auprès du regretté doyen des juges Samba Sall qui, soutiennent-ils, avait demandé à l’actuel procureur de la République de lui présenter un réquisitoire.
Une plainte déposée chez le regretté Samba Sall
L’enquête en question renseigne la présence du carburant toxique, en plus du Sénégal, en Angola, au Bénin, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Mali et en Zambie. ‘’Notre équipe s’est rendue dans huit pays d’Afrique pour prélever des échantillons dans les stations-service ‘suisses’. Le diesel vendu contient jusqu’ à près de 380 fois plus de soufre que la norme européenne’’, dit-il.
D’autres passages expliquent qu’en matière de soufre, ‘’les deux-tiers de nos échantillons dépassent 1 500 ppm (parties par million), soit 150 fois la limite autorisée en Europe. Nos analyses ont aussi permis de détecter d’autres substances nocives pour la santé à des doses inquiétantes. Nous avons aussi trouvé dans l’essence un additif utilisé comme substitut du plomb, le MMT, à base de manganèse, un métal neurotoxique. Sur les quatre échantillons prélevés au Sénégal et en Côte d’Ivoire, tous contenaient du MMT’’.
Si le blending (mélanger des produits pétroliers intermédiaires) en lui-même n’a rien de condamnable, précise le document, il devient illégitime, dès lors qu’il consiste à produire délibérément un carburant toxique à haute teneur en soufre, pour maximiser ses bénéfices, en profitant de la faiblesse des réglementations en vigueur dans certains pays. Et c’est ce que font les négociants qui fabriquent des carburants destinés aux marchés africains à base de produits qui s’apparentent à des déchets. Ce modèle d’affaires lucratif a un prix : la santé de millions de personnes en Afrique.
Ces raisons font qu’au niveau de la LSDH, il n’est plus permis de rester inactif. ‘’On s’occupe du droit à la vie, à la santé, à un environnement sain. C’est écrit dans la Charte des Droits de l’homme. Les émissions de ces hydrocarbures sont dangereuses pour la santé. Nous devons veiller à ce que les gens vivent sans danger de cette nature. On ne peut pas concevoir qu’un diesel sale soit fabriqué exprès pour être livré en Afrique’’, s’offusque Alassane Seck.
Droit à un environnement sain : c’est écrit dans la Charte des Droits de l’homme
L’Afrique de l’Ouest exporte du pétrole brut de qualité, mais importe des carburants toxiques provenant d’Europe et des Etats-Unis. Les négociants suisses affrètent la majorité des navires pétroliers qui se rendent dans le Golfe de Guinée. Public Eye a mené l’enquête pendant trois ans, pour mettre en lumière les pratiques méconnues et illégitimes des négociants helvétiques. Ces derniers profitent d’autorités africaines peut regardantes sur la qualité du carburant vendu dans leurs pays, pour introduire leurs produits bannis chez eux.
Au Sénégal, la loi n°98-31 du 14 avril 1998 relative aux activités d’importation, de raffinage, de stockage, de transport et de distribution des hydrocarbures dispose, en son article 6, les obligations de tout importateur qui ‘’doit respecter les normes et spécifications de qualité en vigueur au Sénégal, pour chaque catégorie de produit qui entre sur le territoire national. Il doit aussi être en règle vis-à-vis de l’administration fiscale et de l’administration douanière’’. Ces normes sont établies par un décret que l’on n’a pas réussi à retrouver.
Malgré la plainte déposée depuis 2016, la LSDH affirme qu’elle n’a aucune injonction à l’arrêt des opérations au Sénégal des quatre sociétés visées. C’est pourquoi, rappelle Alassane Seck, ‘’le gouvernement doit exiger de la qualité dans l’importation de carburant. On a interpellé l’Etat du Sénégal qui n’a pas réagi. Nous amenons cela auprès de la CEDEAO. On croise les doigts, maintenant que nous avons fait notre devoir d’alerte. Si cette voie n’aboutit pas, on verra ce qu’il faudra faire’’.