Ils sont écrivains, universitaires, entrepreneurs, journalistes… Face aux manifestations et aux violences qui secouent le Sénégal, ils dénoncent une défaite collective et appellent à la prise d’initiatives fortes, à la hauteur des enjeux.
Jusqu’ici cité en exemple pour sa stabilité, le Sénégal tangue, fragilisé par des difficultés économiques et une crise de démocratie. Si l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko – alors qu’il se rendait à une convocation du juge pour une affaire de viol présumé – est à l’origine de la vague de contestation qui a endeuillé le pays, cette mobilisation s’est vite nourrie de revendications sociales plus fortes, révélant au grand jour les frustrations d’une bonne partie de la population.
Les Sénégalais, en particulier les jeunes et les femmes, subissent les contre-coups d’un chômage de masse qui leur ôte toute perspective. De plus, la pandémie de Covid-19 et les mesures restrictives pour y faire face ont lourdement affecté le secteur informel, creusant davantage les inégalités et accentuant le malaise d’une population dont l’âge médian n’est que de 19 ans.
Désarroi et défiance
Ce désarroi s’est trouvé exacerbé par les manœuvres politiciennes. Le pouvoir a en effet réussi à cristalliser la défiance des Sénégalais en leur envoyant plusieurs signaux négatifs : instrumentalisation de la justice pour empêcher des opposants tels que Khalifa Sall et Karim Wade (en 2019) – éventuellement Ousmane Sonko (en 2024) – de participer aux élections présidentielles ; prime à la transhumance politique ; flou entretenu autour d’une éventuelle candidature du président de la République à un troisième mandat ; important retard dans l’organisation de scrutins locaux…
Dans ce pays comptant parmi les 25 plus pauvres au monde et classé 168e (sur 189) au palmarès 2020 de l’indice de développement humain (IDH), voir les gouvernants se livrer à des jeux politiciens alors qu’ils peinent à améliorer les conditions de vie des citoyens a contribué à leur perte de crédibilité.
LA CRISE EST LE RÉSULTAT D’UN ÉCHEC COLLECTIF À BÂTIR UNE DÉMOCRATIE QUI TRANSCENDE LES ÉCHÉANCES ÉLECTORALES
La crise actuelle est aussi le résultat d’un échec collectif à bâtir, depuis plusieurs décennies, une démocratie qui transcende les échéances électorales et les institutions nationales, pour se vivre au quotidien, dans les familles, les quartiers et les villages, les écoles et les lieux de travail, les associations sportives et culturelles… Construire une telle démocratie nécessite un travail de longue haleine. C’est néanmoins la meilleure stratégie pour bâtir, à long terme, une société de dirigeants vertueux, démocrates et humanistes, capables d’éviter les crises comme celle que le Sénégal traverse actuellement.
Cinq initiatives audacieuses
Dans l’immédiat, il faut trouver les moyens d’en sortir. La libération des prisonniers politiques arrêtés prétendument pour trouble à l’ordre public serait un premier pas. Mais, au-delà de ce geste qui témoignerait du respect des libertés individuelles et des droits collectifs garantis pas la Constitution, il faut, pour être à la hauteur des enjeux auxquels fait face le Sénégal, envisager des initiatives audacieuses et consensuelles :
1. La nomination, à la tête des ministères de la Justice et de l’Intérieur, de personnalités de la société civile chargées d’élaborer des réformes ambitieuses. Celle de la justice viserait à en garantir l’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif et à assurer un meilleur accès des citoyens à une justice équitable. Celle du ministère de l’Intérieur concernerait la police nationale et aurait pour but, entre autres, d’améliorer la formation des agents et de fournir un cadre permettant de sanctionner les bavures.
2. La suppression d’institutions budgétivores telles que le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et le Haut conseil des collectivités territoriales (HCCT), dans un pays où seul un représentant sur vingt siégeant dans les instances publiques nationales et locales a moins de 30 ans. Elles pourraient être remplacées par un Conseil d’orientation de la jeunesse, plateforme d’écoute, de dialogue et de recommandations stratégiques qui réunirait des jeunes de la société civile chargés d’éclairer bénévolement les pouvoirs publics sur certains sujets : santé, formation, emplois, entreprenariat, innovation, etc.
3. La mise en place d’un référendum d’initiative partagée qui permettrait à une minorité de députés, soutenue par une partie des citoyens, de soumettre des propositions en matière d’organisation des pouvoirs publics et de réformes de la politique économique, sociale et environnementale.
4. La révision du mode de gestion du budget de l’État. Une part substantielle de celui-ci serait allouée en priorité au capital humain (santé, éducation et formation professionnelle). L’État instaurerait aussi une communication transparente sur la dette publique et la gestion des ressources naturelles.
5. L’établissement d’un cadre national de soutien au développement inclusif des villes intermédiaires et zones rurales, fondé sur un soutien massif aux PME et sur des mécanismes innovants d’investissement et de finance durable.
LE NÉCESSAIRE RETOUR DE LA PAIX DOIT S’ACCOMPAGNER DE VICTOIRES COLLECTIVES ET DE RUPTURES DÉCISIVES
Pour le président de la République, ces initiatives sont une opportunité de prendre la vraie mesure de la crise tout en préservant son rôle de garant de l’unité nationale. Pour la société civile, et la majorité des Sénégalais, elles permettraient de contribuer à des réformes de fond et d’entreprendre un travail d’éducation démocratique dans toutes les couches de la société.
Pour tous, il s’agit de faire preuve de responsabilité et d’esprit d’unité nationale. Le nécessaire retour de la paix doit s’accompagner de victoires collectives et de ruptures décisives. À défaut, de jeunes Sénégalais seront encore morts pour… rien.