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Tensions politiques: La justice dans tous ses éclats
Publié le vendredi 26 fevrier 2021  |  Enquête Plus
Les
© RFI par Théa Ollivier
Les forces de l`ordre tentent de disperser, avec des gaz lacrymogènes, les manifestants qui soutiennent l`opposant politique Ousmane Sonko dans le quartier Cité Keur Gorgui
Dakar, le 8 février 2021.
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Face à la désacralisation du pouvoir Judiciaire et à la crise de confiance des citoyens envers les institutions, le Sénégal vogue vers des lendemains incertains. Même si le mal est profond, tout n’est pas perdu, selon les acteurs, dans ce contexte de tensions politiques.

De plus en plus, dans le champ politique sénégalais, les différends se règlent par le biais d’affrontements (physiques comme verbaux). Résultat : le Sénégal est comme dans une sorte d’impasse, avec deux camps irréductibles (pro et anti-régimes) qui se regardent en chiens de faïence. Dans leur manifeste intitulé ‘’La crise de l’Etat de droit’’, 102 universitaires sénégalais imputent cet état de fait à l’effondrement de l’Etat qui est préjudiciable au vivre ensemble dans une société bien normée.

‘’Les contestations populaires récurrentes et multiformes, soulignent les signataires, sont des manifestations de la crise de l’Etat de droit. En atteste l’actualité socio-politique ! La légalité formelle est contredite par la légitimité’’. Et de fulminer : ‘’Quel État de droit, lorsque les contre-pouvoirs institutionnels (Parlement et pouvoir Judiciaire) se dépossèdent, par devoir de gratitude et de corruption intellectuelle, de leurs attributions ?...’’

Au-delà des pouvoirs consacrés, les universitaires signataires dudit manifeste interpellent toutes les autorités investies de l’ordre public : police, gendarmerie, armée ; ou dépositaires provisoires de l’autorité politique. Selon eux, l’antique théorie de la séparation des pouvoirs, déclamée dans les discours officiels, ne s’inscrit dans le temps long qu’à travers la rationalisation de l’interdépendance fonctionnelle des pouvoirs, caractéristique du fonctionnement des démocraties modernes.

‘’Cet idéal, insistent-ils, ne pourrait naturellement prospérer que si le serment d’allégeance des acteurs institutionnels est désincarné. Incarné, il se transforme en féodalité. Le Sénégal n’échappe pas à cette personnalisation exacerbée du pouvoir’’.

Dans un tel contexte, le citoyen se rebelle de plus en plus contre les institutions, devenues pour nombre d’entre eux illégitimes. Pourtant, comme le rappelle le président de Legs Africa Elimane Haby Kane, le peuple, à deux reprises, a essayé de régler son compte par le biais du jeu électoral. Mais, à chaque fois, la désillusion a été très grande. A en croire ce dernier, tout ceci n’est que la résultante d’une mal gouvernance chronique qui perdure depuis plusieurs années. ‘’La patrimonialisation du bien public, dit-il, a favorisé des réactions du bas concourant à une délégitimation de l’Etat et de ses représentants. Dès lors, il n’y a plus un corpus de valeurs qui fonde notre vivre ensemble. De plus en plus, l’Etat est inexistant, quand il s’agit d’écouter et de prendre en charge les véritables préoccupations des populations. A partir de là, il est désavoué et perd sa légitimité morale auprès des populations’’.

Et d’ajouter : ‘’Cette forte demande sociale s’est exprimée à deux reprises à travers les alternances politiques. Mais malheureusement, cela n’a rien changé…’’

La responsabilité des politiques

Aujourd’hui, les clivages se creusent entre les différentes forces politiques. Et les parties se radicalisent, de plus en plus. Pour beaucoup, seul le rapport de force peut permettre de décanter la situation. Selon ce juriste qui a préféré garder l’anonymat, la situation actuelle s’explique par ‘’une prééminence du pouvoir politique sur le droit devenu un simple instrument de mise au ban des acteurs de la gouvernance démocratique au Sénégal : (société civile, partis politiques, syndicats, autorités religieuses et coutumières, patronat, etc. ‘’Le sentiment d'égalité devant le droit (‘fi mbakhena doone’ ben : c’est-à-dire le tribunal) et/ou l'indépendance de la justice ne font plus consensus, dès l'instant que la primauté du droit sur le pouvoir politique relève plus de la chimère, dans la perception des Sénégalais. Il y a trop d'exemples où les principes généraux du droit, tels que la présomption d'innocence, voire la charge de la preuve, ont été foulés aux pieds de façon manifeste. Et tout cela a influé sur la perception des citoyens sur cette institution fondamentale qu’est la justice’’, a-t-il souligné.

Accusé d’être un instrument au service du pouvoir en place, la Justice n’est plus ce refuge auquel les justiciables pouvaient espérer lumière, surtout dans les litiges où l’Exécutif a des intérêts. En même temps, elle se met à dos une bonne partie des partis de l’opposition, de leurs militants et sympathisants qui pensent que seul le rapport de force peut leur permettre d’échapper à la tyrannie d’un pouvoir sans limite.

Dès lors, insiste le juriste, il y a urgence à restaurer la confiance envers les institutions. ‘’L'État du Sénégal se doit de cultiver cette confiance, surtout à l'endroit des jeunes générations spectatrices du jeu politique de ces dernières années. La République doit rester le refuge des personnes vulnérables, opprimées et assurer le respect, la protection des droits de tous et procéder à la réparation des torts et préjudices qui pourraient advenir’’, a-t-il ajouté.

Entre abus d’opposition et tyrannie du pouvoir

Ainsi, la responsabilité des politiques est intacte, si l’on en croit nos interlocuteurs. D’abord, c’est l’Etat qui refuse de donner au pouvoir Judiciaire les moyens de son indépendance. Telle est en tout cas la conviction d’Elimane Haby Kane. ‘’Le vrai combat, c’est de travailler à rendre la Justice indépendante. Il faut une réforme institutionnelle qui devrait pouvoir donner plus d’indépendance à la Justice. Il faut aussi agir sur la responsabilité individuelle des juges. Et pour y arriver, il faut travailler en amont pour le renforcement de la citoyenneté. L’autonomie de la Justice est essentielle pour renforcer l’Etat de droit et éviter ces genres de conflits’’.

Ce qui cadre parfaitement avec la déclaration des 102 intellectuels. Lesquels soulignaient : ‘’La paraphrase de Jean de la Fontaine raconte l’état de l’institution judiciaire au Sénégal : ‘Selon que vous soyez «opposant» ou «avec le pouvoir», les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.’ Avant de préciser : ‘’Le principe même d’une démocratie libérale tient dans l’impartialité de ce tiers investi d’une charge sacerdotale et vertueuse.’’

Cette situation, l’Etat ne semble pas être le seul à s’en prévaloir. Chez les opposants également, il y a une volonté manifeste de manipuler l’opinion à des desseins purement politiciens. C’est ce que renseigne le président de Legs Africa. Certains politiques, tous bords confondus, ne sont mus que par leurs intérêts individuels. Et le manque d’une Justice indépendante semble être un terreau fertile pour toutes sortes de dérives. ‘’Il faut savoir que la société sénégalaise est profondément politisée. On respire politique, on vit politique. De telle sorte que l’actualité politique surplombe même tous les autres sujets. Donc, les soubresauts ou les pratiques politiques ont un impact. Cela contribue à structurer les dynamiques sociales, parce que les citoyens se positionnent par rapport à cela’’.

Ainsi, soutient le sociologue, leur responsabilité est interpellée au premier chef, pour éviter au Sénégal le précipice. ‘’Ce sont les politiques, relève-t-il, qui ont le pouvoir d’agir, qui sont responsables de nos institutions, de l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs… Malheureusement, dans le jeu politique, ce sont surtout les enjeux de pouvoirs qui sont mis en avant. L’intérêt partisan est souvent au-dessus de l’intérêt général, et c’est très regrettable’’.

Jusque-là épargné par certaines formes de conflit, le Sénégal est donc en proie à toutes sortes de menaces. Pour M. Kane, la crise sociétale renvoie à une sorte d’anomie, avec de plus en plus une absence de règles applicables à tout le monde. ‘’Il y a de vrais risques de délitement du vivre ensemble. Même si on peut encore se permettre de rester optimiste, parce qu’il y a eu des fondements assez solides dans la tentative de création de l’Etat-nation, même s’il y a des insuffisances. Au moins, il y a les soubassements d’un Etat, avec des piliers qui tiennent toujours sur le plan institutionnel. Nous pouvons encore compter sur la cohésion sociale qui dépasse jusque-là les considérations d’ordre ethnique…’’.

Et d’ajouter : ‘’Nous avons une société assez métissée, qui fait que les revendications identitaires et autres ont peu de chance de prospérer. Tout dépend, cependant, de la façon dont les acteurs, surtout ceux qui sont les plus visibles, peuvent utiliser ces questions sensibles à des fins partisanes.’’

Mais comment sortir de cette impasse ? Pour Elimane Kane, la solution se trouve, d’abord et avant tout, dans l’éducation du citoyen. ‘’La situation est d’abord dans le renforcement des capacités des citoyens pour juger et appréhender des situations, afin de prendre leurs responsabilités et décider dans le sens de faire respecter l’intérêt général’’. Cela dit, soutient le président de Legs Africa, l’autre maillon de la chaîne, c’est le renforcement du pouvoir Judiciaire. ‘’On ne peut négliger la responsabilité de la Justice. On est dans un Etat de droit qui consacre naturellement la séparation des pouvoirs. Mais dans la pratique, on se rend compte que tout ceci n’est que théorique. Au-delà même du parquet qui est sous la dépendance du ministère de la Justice, il y a des obstacles qui s’érigent devant même les juges et il faut les corriger’’.

En tout cas, de l’avis du juriste, tout le monde a intérêt au règne de la loi, pour éviter au Sénégal les menaces qui sévissent ailleurs en Afrique. ‘’Si nous acceptons la profusion de refuges religieux, ethniques, voire régionaux, il y aura le risque d'une fragmentation des consensus et du vivre ensemble que nous avons pu développer pour encadrer notre vie en société. ‘Na niou xippi xool te Yewou bala muy nathie’ (dans le sens de l’effusion de sang en plein jour). Il faut se réveiller pendant qu’il est encore temps’’.
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