Pression sociale ; raréfaction des poissons à cause des bateaux étrangers ; absence d’alternatives… Les jeunes racontent les raisons profondes du désespoir qui les poussent à vouloir, au péril de leurs vies, rallier les côtes espagnoles.
Assis dans une pirogue, une cigarette bien coincée entre les lèvres, les yeux hagards jetés dans l’océan, Oumar Sow semble scruter quelque chose qu’il a du mal à apercevoir. Seul dans son coin, il semble sourd au vacarme qui l’entoure, aux marchandages interminables entre les pêcheurs qui débarquent et les mareyeurs qui achètent le poisson. Le regard triste, le visage pesant, le jeune pêcheur a du mal à masquer le spleen qui semble le ronger.
Tiré brusquement de son rêve lointain, taquiné sur ce qui semble le tracasser, il ne se gêne nullement pour lâcher, d’un air empreint de mélancolie : ‘’Je pense à mon devenir. Je veux vraiment changer ma condition de vie. Je veux avoir de l’argent, soutenir mes parents, avoir une femme, fonder une famille. Mais les temps sont durs. Parfois, tu te lèves sans même avoir de quoi acheter un tabac. C’est très difficile et c’est ce qui me tracasse.’’
A propos de la reprise du phénomène ‘’Barça wala Barsakh’’ (Barcelone ou la mort), le bonhomme, la trentaine, n’y va pas par quatre chemins pour désigner ses coupables. ‘’C’est l’Etat ! Les autorités ont vendu tous nos poissons aux bateaux étrangers. Nous voulons nous battre, réussir dans notre pays, mais nous n’avons plus aucun espoir. Je suis dans la pêche depuis des années, je ne peux rien faire. C’est pourquoi les jeunes veulent partir à tout prix. S’il y avait un chemin pour rejoindre l’Europe à pied, on allait le prendre’’, confie-t-il l’air désespéré.
Debout à une vingtaine de mètres, Ibrahima Ngom, la quarantaine, a fait le même constat. Même s’il n’est pas du tout d’accord avec la thèse selon laquelle il est impossible de se réaliser en restant dans le pays. Sous-vêtement gris sur un jean bleu, il explique : ‘’Tous ces jeunes que vous voyez là (il désigne un groupe de pêcheurs qui vient fraichement de débarquer de la mer, tirant les filets) ils n’ont qu’un rêve : aller en Europe. Mais tout le monde ne peut pas partir. Qui va alors gérer les pirogues ? Aujourd’hui, l’essentiel de la main-d’œuvre dans certaines embarcations est constituée de non-pêcheurs. Le reste, c’est des fils de pêcheurs qui n’ont pas encore l’âge de gérer une pirogue. C’est à cause de la vague de départs enregistrés entre 2006 et 2008.’’
Une situation qui est loin de plaire aux dignitaires, propriétaires des pirogues, comme en témoigne une source (voir ci-contre). A en croire ce dernier, certains se sont ligués avec la gendarmerie pour annihiler toute tentative de départ.
Qu’à cela ne tienne ! Oumar, lui, ne rêve que de regagner l’Occident. Malgré un premier échec en 2011. A l’époque, une ceinture de feu empêchait tout départ via les côtes sénégalaises. Il fallait donc passer par la Gambie. Le jeune pêcheur revient sur sa mésaventure : ‘’Comme je suis capitaine de pirogue, pouvant donc aider l’équipage, j’avais payé juste 100 000 F CFA. Là où les autres avaient payé 400 000 F. J’ai été jusqu’à Bara, en Gambie, où nous devions prendre le départ. Hélas, on devait passer à Mbour pour récupérer un moteur. Après l’avoir récupéré, alors qu’on faisait cap sur l’Europe, nous sommes tombés sur la marine. C’était la fin de l’aventure.’’
Enfermé avec ses camarades d’infortune durant trois jours au commissariat du port de Dakar, ils finirent par être libérés. Résigné, il n’est, depuis lors, pas reparti. Même si l’envie demeure intacte.
Le parcours du combattant
Loin de cet endroit, à une centaine de mètres à l’intérieur de la ville, Serigne Khadim Diouf devise tranquillement avec ses potes. Allongé sur les mailles, le bonhomme a aussi sa part de ‘’Barça wala Barsakh’’ à raconter. Contrairement à Oumar qui n’a pu dépasser la Petite Côte, lui a pu franchir la célèbre grande île espagnole, ‘’La Grande Canaria’’ comme il l’appelle. Alors qu’il était à deux doigts de l’objectif, la chance lui a tourné le dos. C’était en 2018. Il se rappelle le moindre petit détail. ‘’Je n’oublierai jamais cette expérience. Nous avons quitté par la Gambie le samedi 15 juin 2018. Nous sommes arrivés en Espagne le samedi 23 juin. Mais le trajet a été infernal. Au bout de quatre jours de route, toutes nos provisions avaient été épuisées. Nous n’avions plus à manger ni à boire. On se désaltérait avec l’eau de la mer. Certains craquaient, mais on a tout fait pour arriver à bon port, sans aucune perte en vie humaine. C’était presque un miracle.’’
Epuisés, assoiffés et affamés, ils ont été accueillis par la Croix-Rouge. Certains évacués directement à l’hôpital. Les autres transférés dans un terrain de basket. Puis, le lundi, c’est l’étape du tribunal. Après avoir été bien cuisinés sur les raisons de leur ‘’suicide’’ collectif, alors qu’ils pensaient que le plus dur était derrière eux, débute le fatidique transfert des Iles Canaries vers Tenerife, dans des conditions miséreuses. Une épreuve inoubliable, confie Khadim. Qui témoigne : ‘’Les conditions de ce transfert étaient atroces. On était attaché les uns contre les autres comme des esclaves. C’était une suprême humiliation. C’est comme si nous étions des animaux.’’
Après 60 jours de détention, il a été rapatrié.
Depuis lors, le jeune homme, malgré les difficiles conditions de vie au Sénégal, ne songe plus à prendre le bateau. ‘’Jamais’’, s’empresse-t-il de répondre, le sourire en coin, sous les moqueries de ses camarades. Mieux, il est devenu un champion dans la lutte contre l’émigration clandestine. Il plaide : ‘’Certes, à chacun son expérience, mais la mienne a été cauchemardesque. C’est pourquoi je ne le conseillerai à aucun être humain. Des amis ont eu à me faire part de leur volonté de prendre la pirogue, mais j’essaie toujours de les dissuader. C’est un chemin plein d’aléas. Il y en a qui sont repartis et qui ont réussi. Mais moi, après tout ce que j’ai enduré, je n’y pense plus vraiment. Même si l’envie d’aller en Europe est toujours là. Mais ce sera par la voie légale.’’
Mais qu’est-ce qui pousse les jeunes à vouloir tourner le dos à leur pays à tout prix ? Partout, c’est la même rengaine : ‘’Ici, il n’y a pas d’espoir’’ ; ‘’Ceux qui ont pu regagner l’Europe ont bien plus de chance de réaliser des choses que ceux qui restent dans le pays.’’
A Cayar, il est surtout indexé la raréfaction des poissons, à cause des bateaux étrangers. Si Oumar Sow continue d’aller en mer nonobstant les difficultés, Serigne Khadim, lui, a cessé d’aller pêcher depuis son exil avorté. ‘’Parce que, se défend-il, la mer ne me paie pas. J’ai fait 15 ans dans la pêche. Je n’ai pas été rétribué à sa juste valeur. La pêche, c’est juste pour le jeune de 18 ans qui entre dans le monde du travail. C’est pourquoi j’ai abandonné. Je ne retournerai plus jamais dans ce métier. Actuellement, je fais tout sauf la pêche.’’
Il y a une pression terrible des parents
En sus de cette montagne de difficultés, une pression familiale terrible pèse sur les jeunes. Du bout des lèvres, Oumar Sow se désole : ‘’Les parents, parfois, ne nous facilitent pas les choses. La plupart ne voient que l’argent. Par exemple, il y a l’enfant du voisin qui réussit, qui satisfait les besoins de ses parents. Ils veulent coûte que coûte avoir la même chose. Comme s’ils ne savaient pas que c’est Dieu qui donne. Ce n’est certes pas tous les parents. Il y en a qui encouragent et soutiennent leurs enfants, mais ils ne sont plus nombreux.’’
A l’instar de ses prédécesseurs, Assane Diallo, également ancien candidat malheureux à l’aventure, invoque les mêmes causes pour justifier son aventure en 2006. ‘’Ce que je veux faire pour mes parents, avance-t-il, je ne peux le réussir au Sénégal. J’avais fait 14 ans dans la pêche (en 2006) ; je n’avais rien réalisé de concret. J’avais alors choisi de me sacrifier pour soutenir mes parents qui ont tout fait pour moi. Mais maintenant, je n’y songe plus’’. Aujourd’hui, il gère sa pirogue avec son ainé de 18 ans. Il n’empêche, si l’occasion d’aller en Europe par la voie régulière se présente, il ne cracherait pas dessus, reconnait-il.
En sus des incertitudes liées à la réussite, l’émigration clandestine a occasionné pas mal de drames dans ces lieux où la vie bat, en permanence, au rythme de la pêche. Trouvé en train de peindre sa pirogue, Mandor Diakhaté, la soixantaine, témoigne : ‘’Dans les années 2006, il était fréquent de tomber sur des corps en mer. Parfois, tu entends quelque chose heurter la pirogue et quand tu vérifies, c’est un cadavre. Il y a des familles qui n’ont jamais vu leurs morts. C’est connu !’’ A Cayar, renchérit Assane Diallo, il a entendu au moins trois morts pendant cette période.
En plus des pertes en vies humaines, des familles se sont disloquées. Monsieur Diakhaté, l’air très en forme malgré ses soixante piges, donne l’exemple de son propre fils. ‘’Il est parti en 2006, laissant derrière une femme et deux enfants. Sa femme a quitté et ses deux enfants sont devenus maintenant très grands, et il n’est toujours pas revenu. Je peux aussi citer l’exemple de beaucoup de personnes qui ont perdu leurs parents sans pouvoir assister aux obsèques. Pour moi, rien ne vaut tout ça’’, affirme le pêcheur.
Qui ajoute : ‘’Et puis, je ne vois même pas l’intérêt. J’ai deux enfants qui étaient partis au début de ce phénomène. Mais depuis, je n’en vois pas l’utilité. Mon petit frère aussi était parti en 2006, mais il est revenu et il ne se plaint pas par rapport à ceux qui sont restés là-bas. Quand il revenait, il n’avait rien. Maintenant, il a une pirogue qui vaut des millions de francs CFA. Certes, auparavant, il y avait plus de poissons, mais on avait du mal à les écouler. Maintenant, il n’y en a moins, mais on les vend très vite et à bon prix.’’