Entretien avec Mme Dominique Dellicour, ambassadeur, chef de la délégation de l’Union Européenne au Sénégal: «L’accord en question s’est fait sur la base d’une évaluation scientifique»
Les APE (Accords de partenariat économique), les Accords de pêche, le Plan Sénégal émergent(PSE), autant de problématiques que la célébration, le 9 mai dernier de la Journée de l'Europe a offert comme prétexte pour évoquer avec Mme Dominique Dellicour, Ambassadeur, Chef de la Délégation de l'Union européenne au Sénégal, les enjeux. Entretien.
2014 un tournant pour l’Europe ?
Je pense que oui et à plusieurs titres. Cette journée de l’Europe rappelle tous les efforts qu’ont fait les pères fondateurs depuis la déclaration de Robert Schuman, le 9 mai 1950 pour faire progresser le processus d’intégration. Et c’est vrai qu’aujourd’hui en 2014, on fête aussi le 1er mai 2004 qui marque l’adhésion de dix nouveaux Etats membres de l’Union européenne qui sont essentiellement des pays d’Europe centrale et c’est particulièrement symbolique au moment où il y a la crise en Ukraine dont une des causes a été l’enjeu de l’accord d’association de l’Ukraine à l’UE. L’autre raison pour laquelle l’année 2014 est importante est relative aux élections du Parlement européen qui représente l’assise démocratique des institutions européennes. Ce sont des élections aux suffrages universels directs de 750 députés et, au cours des années avec les traités successifs, le Parlement européen a acquis de plus en plus des pouvoirs budgétaires certes mais aussi des pouvoirs dans le processus législatif. Donc ces élections ne sont pas anecdotiques et comme vous le savez, déjà les débats sont vifs entre les candidats à la présidence de la Commission européenne. La grande inconnue c’est de savoir est-ce que les européens vont se mobiliser pour aller voter. Il y a très peu de pays où le vote est obligatoire mais est-ce les européens se rendent compte des enjeux derrière ces élections qui vont déterminer la politique de l’UE au cours des cinq prochaines années ? L’autre élément est relatif à la question de savoir quelle progression doit on attendre des parties eurosceptiques étant entendu que si elles progressent et représentent un pourcentage plus important, le risque c’est que le processus d’intégration puisse être ralenti. Tous ces éléments font que 2014 est effectivement un tournant pour l’Europe dans un contexte où elle est entrain de sortir petit à petit de la crise financière. Par ailleurs, 2014 représente un tournant dans la relation entre l’UE et l’Afrique notamment après le sommet des 2 et 3 avril dernier à Bruxelles et qui, selon la majorité des observateurs a été quand même un succès par rapport au sommet précédent. Il y a un vrai engagement mutuel sur un partenariat sur trois priorités : la paix et la sécurité ; la prospérité ; et le développement humain. Il y a eu dans ce cadre une importante déclaration sur la migration qui est un sujet qui a été même évoqué par le Président Macky Sall lors de sa visite à Strasbourg. Là aussi il y a un plan de travail avec l’Union africaine et les organisations régionales pour essayer de renforcer ce partenariat inéluctable entre les deux continents par leur lien historique, géographique, économique.
En parlant de partenariat, qu’en est-il de celui de l’UE avec le Sénégal ?
Ce partenariat se renforce et se concrétise notamment avec l’entrée en vigueur au Sénégal comme dans tous les pays ACP du 11ème Fonds européen de développement(Fed) avec une nouvelle enveloppe financière programmable d’environ 203 milliards de FCfa dont on est dans les premières années d’engagements. On va se coller aux priorités de l’Etat sénégalais avec comme premier programme le développement agricole durable et un focus sur la gestion durable des terres et là-dedans il y a beaucoup de questions liées notamment au foncier ; la poursuite du travail sur la gouvernance (réformes des finances publiques, appui aux institutions indépendantes de contrôle et de veille, etc..) ; un programme d’appui à la réforme de la justice avec un focus sur l’accès à la justice de proximité, entre autres ; en plus il y a l’accord de pêche qui a été paraphé avec le Sénégal et dont l’UE est convaincue que c’est un accord bénéfique pour le Sénégal. A ce sujet, nous avons publié un texte assez détaillé qui rectifie un peu un certain nombre d’inexactitudes et qui explique en quoi consiste cet accord ; enfin il y a l’Accord de partenariat économique (Ape) dans lequel le Président Macky Sall a joué un rôle très important et qui constitue pour nous un exemple unique de partenariat à la fois pour le développement commercial mais aussi le développement et l’intégration régionale, avec une offre favorable qui n’a jamais été faite par l’UE à aucune région.
Il va sans dire que, toujours pour le Sénégal, nous allons coller avec les priorités du Plan Sénégal émergent en donnant beaucoup d’attention à la question de développement agricole durable.
L’Union européenne a mis plus de cinq décennies avant de devenir une réalité, aujourd’hui on demande à la région africaine de signer un Ape qui présente pour elle plus d’inconvénients que d’avantages. N’est-ce pas une marche forcée que vous lui imposez ?
Je ne le pense pas dans la mesure où d’abord au niveau de l’Omc, le système de préférence unilatéral qui prévalait entre l’UE et les Etats ACP a été jugé illégal. On ne pouvait donc pas, au niveau juridique, maintenir le même système. Le deuxième point c’est que si on observe la part des échanges commerciaux africains vis-à-vis de l’Europe pendant toute cette période où il y avait un accès libre de droits de douane, ces échanges de l’Afrique vers l’Europe ont plutôt diminué. Ce qui veut dire qu’on ne fait pas un développement uniquement à travers une protection tarifaire. Par ailleurs il y a beaucoup d’effets pervers dans la protection tarifaire parce qu’il n’y a pas de compétition du coup il y a des situations de monopole qui s’installent et beaucoup d’inefficience qui ont un coût non seulement sur les consommateurs qui paient plus chers, mais aussi sur l’investissement parce que si on a des droits de douane très élevés, cela veut dire que tous les intrants intermédiaires nécessaires au développement de l’industrie manufacturière sont plus chers. Et donc le coût de production du pays reste très élevé. C’est cela aussi l’enjeu à analyser. Cependant je comprends tout à fait les préoccupations liées à cette question des Ape que l'UE, depuis le début de Cotonou, prend en compte. Elle accompagne le processus à travers des programmes de mise à niveau et le développement des infrastructures. Sur la période antérieure, nous avons mobilisé 8,2 milliards d'euros pour appuyer le processus d'intégration régionale. On a fait des engagements d’un niveau similaire pour accompagner le processus pendant les 20 prochaines années. On ne demande pas aux pays de libéraliser tout de suite. L’offre de l’UE c’est zéro droit de douane pour tous les produits de l’Afrique de l’Ouest y compris des pays les moins avancés sur le marché européen et de l’autre côté, une libéralisation progressive du marché régional africain.
Il est important de souligner que la couverture de libéralisation du marché africain est limitée à 75% et tous les produits dits sensibles ont été mis hors libéralisation. C’est le cas des produits agricoles. L’UE s’est aussi engagée à interdire toute exportation vers le marché africain de l’Ouest de produits européens qui auraient fait l’objet de restitution à l’export. Je pense donc qu’il faut être plus nuancé sur la question et ça nécessite un engagement de tous les pays à se mettre à niveau et être plus compétitif.
Les Accords de pêche entre l’UE et le Sénégal suscitent une fois de plus beaucoup d’émois dans l’opinion sénégalaise. Quelle est votre réaction sur ce qui en a été dit ?
Je dirais plutôt que ce qui n’a pas été dit, c’est que cet accord est issu d’une nouvelle orientation de la politique de pêche de l’UE, qui vise à la fois à règlementer l’effort de pêche européen dans les pays tiers et qui vise en même temps à appuyer le pays partenaire pour le développement de sa stratégie nationale. Cette orientation se traduit ainsi dans le cas du Sénégal. Si vous comparez avec l’accord qui remonte autour de 2006, ce nouvel accord affiche une démarche totalement différente parce qu’il se concentre exclusivement sur des espèces considérées en surplus, essentiellement les thonidés. Le thon de l’Atlantique est géré par une commission internationale de gestion des thonidés dont le Sénégal est membre comme l’UE. Cette commission fait des analyses scientifiques sur le stock des thonidés qui est au demeurant migratoire. Il se trouve que ce stock est en surplus et peut donc être pêché sans qu’il y ait un impact négatif sur la ressource. Il est important de remarquer qu’il n’y a aucune exclusivité et que ce stock peut aussi bien être pêché par les pêcheurs sénégalais. Ce qui se passe aussi c’est qu’en règlementant au niveau des navires européens qui jusque-là pêchaient sur la base d’un statut privé, cela permet à l’Etat sénégalais de recueillir des redevances, mais aussi d’avoir un pays membre par l’UE pour pouvoir mieux contrôler l’activité. Tout cela pour dire que l’accord en question s’est fait sur la base d’une évaluation scientifique. Il convient de préciser également que cet accord est d’autant plus restrictif que les navires européens n’auront pas accès aux pélagiques, ni aux démersales, encore moins aux poissons consommés par les populations…
Il ya cependant la question du Merlu…
Pour le Merlu il faut savoir qu’il y a une commission nationale du Merlu, la Copas qui est affiliée à la FAO, qui a aussi pour cette région, identifié des surplus. Mais l’UE dans son accord avec le Sénégal a été extrêmement prudente, en limitant son accès au niveau du tonnage mais aussi en disant que cela fera l’objet d’une revue annuelle. C’est une pêche plutôt expérimentale pour regarder les possibilités par rapport à la ressource, mais il n’y a pas un engagement ferme à pêcher de façon débridée cette espèce. Par ailleurs du côté de l’UE on a reçu récemment le Gaipes, mais aussi une autre organisation de pêcheurs à qui on a expliqué les tenants et aboutissants de cet accord et au niveau de la commission européenne, il y a eu des rencontres avec la société civile. Pour que les choses soient bien claires nous avons même posté sur le site de l’UE des explications plus détaillées sur cet accord.
L’intérêt accru manifesté par l’UE à l’Afrique procèderait du fait que le continent est un des rares à faire de la croissance, mais aussi enregistre davantage la présence de l’ogre asiatique. Partagez-vous cette analyse ?
L’Europe est un partenaire traditionnel de l’Afrique de par son histoire, mais c’est vrai, pour être tout à fait honnête, il faut reconnaitre que les pays asiatiques sont très dynamiques et actifs sur le continent africain et je dirais tant mieux pour le continent africain. Je pense que c’est une opportunité pour le continent de diversifier ses partenariats. Cependant L’Europe a démontré une certaine évolution dans sa façon de coopérer. Je vous renvoie au récent sommet UE-Afrique où on voit bien qu’il ya quand même un changement de paradigmes. Peut-être qu’on a eu quelque retard dans la compréhension de ces changements en Afrique mais là c’est tout à fait bien intégré et la solidarité avec l’Afrique se confirme. Dans ce sens, l’Union européenne ne veut pas s’imposer mais elle est là quand il le faut.
Il y a tout de même une certaine contradiction entre cette solidarité affirmée, ce partenariat séculaire et la montée de la xénophobie en Europe, la fermeture des frontières ?
C’est une vraie question qui est liée aussi à la crise que l’UE a connue et quand il ya des crises et des problèmes d’emplois, il y a un certain nombre de partis en Europe qui utilise ces crises pour stigmatiser la présence des migrants, etc… Mais ce n’est pas uniquement vis-à-vis des africains, même entre pays européens on le voit, je pense aux Roms, par exemple. Je pense que ce sont des réflexes souverainistes qui sont plus liés à des problématiques internes. Il est important quand même de noter qu’au cours du sommet UE-Afrique, une déclaration a été faite spécifiquement sur la migration et dans laquelle l’Europe s’est engagée à développer un discours plus clair et plus ouvert sur la migration légale et la mobilité. Je crois que l’Europe a bien compris que les migrations sont des phénomènes naturels et inéluctables et qu’il faut l’organiser, mais qu’on ne peut pas rester comme une Europe forteresse. Ce message là est reflété par cette volonté affichée à travers cette déclaration de l’Europe. Par ailleurs dans cette déclaration, il y a la nécessité de travailler avec le continent africain notamment sur les causes de la migration irrégulière ; mais aussi la lutte contre le trafic d’êtres humains car, derrière ces histoires dramatiques qui rythment souvent les migrations, il ya souvent des réseaux de criminalité organisés qui utilisent l’envie de départs des jeunes pour s’enrichir.
A l’aune de la Journée de l’Europe, quel bilan tirez-vous de l’UE en termes d’intégration, sous l’angle de l’évolution qui l’a fait passer de 6 pays en 2004 à 28 pays membres aujourd’hui ?
Je pense que le bilan est globalement positif dans la mesure où aujourd’hui on a un marché commun de 500 millions de consommateurs et la majorité des échanges des pays membres se fait à l’intérieur de l’Union. Ça veut dire qu’au plan économique, le fait d’avoir un marché intégré donne des potentialités d’échanges et de développement très importantes.