En avant ! En arrière ! Le rétropédalage est devenu presque la norme, en matière de gestion de la lutte contre la Covid-19. La contradiction notée dans le secteur du transport en moins d’une semaine en est un exemple patent.
C’est à croire que l’Etat du Sénégal peine à trouver la bonne voie, dans le volet transport de la lutte contre la propagation de la Covid-19. Depuis l’annonce des mesures d’assouplissement par le chef de l’Etat Macky Sall, il y a un sentiment largement partagé chez les citoyens et observateurs que les décisions prises ne sont pas toujours les bonnes.
Dans son message à la Nation du 11 mai, le chef de l’Etat est resté muet sur le transport terrestre, à part l’instruction qu’il a donnée au gouvernement de voir comment permettre aux travailleurs saisonniers de regagner la zone rurale pour préparer l’hivernage. Les moyens de déplacement pour les enseignants et les élèves sont donc omis par Macky Sall qui a pourtant confirmé la réouverture des écoles le 2 juin.
Quelques jours après, le ministère des Transports terrestres annonce des assouplissements dans le cadre du transport urbain, sans aucun mot pour celui interurbain. On comprend donc par là que l’interdiction reste maintenue.
Mais le 14 mai dernier, le ministre de l’Intérieur Aly Ngouille Ndiaye ouvre la voie pour ceux qui veulent aller fêter la Korité en famille. «Nous invitons au maximum les gens à rester parce que la fête de Korité est certes importante, mais l’enjeu veut que les gens restent. Maintenant, s’ils ne veulent pas rester, ils peuvent demander une autorisation et, très certainement, ils vont bénéficier d’assouplissement pour voyager’’, annonce l’autorité.
Baliser le chemin au virus
Pour Seydi Gassama, cette décision n’a aucun sens, au vu de la situation actuelle de la pandémie de la Covid-19 au Sénégal. «C’était absurde de dire qu’on va autoriser les gens à aller passer la fête et revenir. C’est totalement incompréhensible», regrette Gassama, joint par téléphone par Seneweb.
Pour lui, la Korité est certes importante, mais si on est en période de pandémie, il n’y a pas de raison d’autoriser les déplacements.
Du côté des spécialistes de la question, les mots sont les mêmes. Le virologue El Hadj Seydou Mbaye trouve «incompréhensible» cette décision d’Aly Ngouille Ndiaye. D’autant plus que, relève-t-il, malgré l’interdiction du transport interurbain, les gens continuaient à se déplacer de manière clandestine. Autrement dit, leur baliser le chemin équivaut à réduire à néant tout ce qui a été fait pour limiter la propagation du virus.
«Nous sommes face à une évolution de plus en plus de la maladie. Donc, il serait suicidaire de lever les barrières interrégionales, vu la vitesse de la propagation du virus», alerte-t-il dans un entretien avec «L’Observateur».
Dans tous les cas, le message du ministre Aly Ngouille Ndiaye a été reçu 5 sur 5 par les citoyens qui, visiblement, ont hâte de retrouver leur famille. C’est le rush vers la plateforme numérique. Mais sur le plan pratique, l’on se rend compte que l’autorisation est accordée à ceux qui sont véhiculés, excluant, du coup, la majorité des Sénégalais qui se déplacent grâce aux moyens de transport en commun.
Ce qui installe, selon beaucoup de citoyens, une sorte de deux républiques : celle des riches qui peuvent se payer un véhicule particulier et celle des pauvres réduits à rester sur le carreau, parce que le transport en commun interurbain est interdit. «Cela est inacceptable. Soit on autorise pour tout le monde, soit on n’autorise pas», tranche Seydi Gassama.
Finalement, le ministre a opté pour la non-autorisation. En effet, face à la clameur réprobatrice et la forte demande, Aly Ngouille Ndiaye a fait machine arrière. «La délivrance des autorisations spéciales de circuler est suspendue à compter du mercredi 20 mars 2020 à 21h jusqu’à nouvel ordre, à l’exception de celle relative au transport de corps sans vie et de celle pour raison de santé», informe l’autorité à travers un communiqué mardi. Non sans avertir les contrevenants que leurs véhicules seront mis en fourrière.
Ce qu’en pense le ministère de la Santé
Pour motiver sa nouvelle décision, le ministre invoque la concentration de la maladie à Dakar et environs. «A la date du 19 mai, plus de 80% des cas sont dans le périmètre constitué par la région de Dakar et les départements de Mbour et Thiès», argumente-t-il.
Un motif qui pose la question de la prise en compte des données dans la prise de décision, car ces statistiques invoquées étaient bien disponibles avant que le locataire de la place Washington n’ouvre la voie aux autorisations.
«Il y a toujours une impréparation, un sentiment de tâtonnement, un manque de concertation avant la prise de décision. C’est comme s’il n’y a pas un team management pour bien analyser la situation et prendre les bonnes décisions», regrette Abdourahmane Sow, Coordonnateur du Cos M23.
Aly Ngouille Ndiaye avait-il pris l’avis des autorités sanitaires avant de s’engager ? Une source bien placée au ministère de la Santé dit ne pas être informée. «Peut-être que la décision a été discutée entre ministres». Dans tous les cas, les autorités sanitaires ont bien accueilli la dernière décision sur le transport. «On salue plutôt le fait que le ministère de l’Intérieur ait choisi de revenir à la limitation des déplacements. Quand les gens se déplacent, la chaine de transmission est favorisée. L’interdiction permet de revenir à la concentration sur la lutte contre la propagation du virus», indique la même source.
Aly Ngouille Ndiaye vs Cheikh Oumar Gaye
L’autre fait marquant est que, le même jour, avant le communiqué du ministère de l’Intérieur, le directeur des Transports terrestres, Cheikh Oumar Gaye, avait déclaré qu’il est possible que le transport interurbain reprenne. «Dans le cas de la pandémie de la Covid-19, ce sont les autorités sanitaires qui donnent la conduite à tenir. On est en train de réfléchir sur la levée de l'interdiction du trafic interurbain. Mais c'est le président qui décide et le ministre de l'Intérieur est chargé de la faire appliquer», affirmait-il sur la Rfm, hier à midi.
Quelques heures après, Aly Ngouille Ndiaye sort un communiqué qui dit totalement le contraire. Aujourd’hui mercredi, le même Cheikh Oumar Gaye s’est montré assez prudent sur la question. «Les décisions dans le cadre de l’interurbain dépendront des orientations des autorités sanitaires», s’est-il contenté sur Radio-Sénégal, sans plus de précision sur la reprise ou non.
Selon Abdourahmane Sow du Cos M23, au vu des nombreuses errements notés dans le cadre de la lutte, il y a nécessité de créer un cadre fédérateur. «Il faut un comité national de gestion qui implique toutes les sensibilités et qui prend en charge toutes les questions impliquant les secteurs concernés. Ce comité va aider à la réflexion et à la mise en œuvre des décisions», souligne-t-il.
Sow pense qu’il faut y inclure la société civile et les acteurs politiques, puisqu’il s’agit d’un combat national. «Il faut fédérer toutes les forces pour, une démarche consensuelle», préconise-t-il. Sinon, s’inquiète-t-il, il y aura toujours le risque de prendre de mauvaises décisions qui participent à la désolidarisation et au mépris de la dangerosité de la maladie.