Dans cet entretien, le géographe et chargé de programme de développement, Mamadou Ndong Touré explique les raisons de ce qu’on pourrait appeler la ruralisation de Dakar, avec surtout l’occupation anarchique de voies publiques. Selon lui, cette situation pourrait être une «contrainte aux efforts de développement urbain» à l’avenir, si les mesures idoines ne sont pas prises. Toutefois, dira-t-il, il faudrait proposer des «solutions adaptées, discutées et acceptées par les acteurs urbains». Le conseiller technique en changement climatique à l’organisation Innovation, Environnement, Développement Afrique (Ied-Afrique) pense que les projets «structurants» tels que le BRT, le TER doivent être accompagnés par «un fort volet information, sensibilisation et organisation des acteurs évoluant dans l’espace urbain».
On constate, plus ou moins, une ruralisation de Dakar, avec l’occupation anarchique des voies publiques, des charrettes dans les grandes artères, des gargotes mal installées etc. Qu’est-ce qui explique ce phénomène ?
Commençons par nous entendre sur le concept de «ruralisation». Si l’on considère que c’est une transposition du mode de vie rural en milieu urbain, je peux dire que c’est concomitant à la création de la ville africaine, par essence. En effet, dans la plupart de nos villes, le peuplement s’est fait au fur et à mesure avec l’arrivée des ruraux ; et Dakar n’est pas en reste. A l’exception des lébous autochtones habitant les quartiers/villages traditionnels Kaay Findiw, Hock, Soumbédioune…, les habitants de Dakar proviennent de l’intérieur du pays. Ce mouvement, communément appelé exode rural, s’est intensifié avec les sécheresses des années 1970. Des milliers de paysans, souvent sans autre qualification que la culture de céréales et d’arachides, ont été obligés de quitter leurs villages pour répondre à l’appel des mirages de la ville. En s’installant ainsi en ville, ils ont reproduit ou adapté le mode de vie qu’ils ont toujours connu : installation d’une basse-cour dans l’arrière maison, une petite bergerie, ou encore une petite écurie pour le cheval que l’on ne pouvait laisser au village et qui contribue à la dépense quotidienne.
La situation de Dakar, aujourd’hui, va au-delà de la ruralisation ; car la société a semblé s’être bien accommodée des «cocoricos» matinaux, donnant écho aux bêlements des moutons et aux hennissements des chevaux. Ce qui est alarmant, c’est l’anarchie qui prévaut dans la ville : encombrement humain au niveau des ronds points érigés en marchés permanents, eaux usées dégoulinant au milieu des artères, gargotes disséminées un peu partout, charrettes conduites par des jeunes vociférant à tue-tête «mbaliiit, mbaliiit» (ordures, en wolof), chevaux disputant la chaussée aux voitures... Cet état de fait s’expliquerait par une situation de laisser-aller qui a longtemps perduré.
N’y a-t-il pas un défaut de politiques d’aménagement ?
On pourrait être amené à penser qu’il n’y a pas de politique d’aménagement urbain. Non ! La ville de Dakar a connu une longue tradition de planification urbaine. Déjà, en 1946, Lopez, Gutton et Lambert (architectes et urbanistes français, Ndlr) furent chargés d’élaborer un Plan Directeur d’Urbanisme pour Dakar. Celui-ci couvrait la Presqu’île jusqu’à la hauteur de la route de Cambérène. Il fut modifié, en 1957, après que le quartier de dégagement de Dagoudane-Pikine eut été créé d’urgence en 1953. En 1967, il y avait le Plan Directeur d’Urbanisme (PDU) de la ville (plan Ecochard) qui couvrait la Presqu’île du Cap-Vert jusqu’à la forêt de Mbao. Le PDU de 2001, puis Dakar 2025, montrent la volonté de l’État d’organiser l’aménagement de Dakar.
Toutefois, la concentration excessive des activités commerciales au niveau du département de Dakar a entraîné une dichotomie entre les quartiers-dortoirs de la périphérie et les zones d’activités du centre. Des centaines de milliers de personnes se déplacent des cités dortoirs vers les zones commerciales où ils s’adonnent à une activité informelle, souvent à la limite du légal. Ce qui nous amène à nous demander s’il n’y a pas de sanctions contre les infractions aux dispositions du Code de l’urbanisme ?
Bien sûr que oui... Toutefois, les agents assermentés chargés de constater ces faits semblent être dépassés; les communes semblent se satisfaire de cette situation, dès l’instant que les occupants de la voie publique payent la patente, communément appelé «juuti». Il faut remarquer que les collectivités territoriales trouvent en ces équipements marchands d’importantes sources de prélèvement de taxes. Ainsi, l’installation des marchés s’est souvent effectuée sans études préalables et dans l’ignorance totale des lois et règlements. Mieux, les marchés ont parfois débordé de leurs assiettes officielles (PDU Dakar 2025).
Quels seront les grands risques dans l’avenir, si les mesures idoines ne sont pas prises ?
Les divers encombrements constatés au niveau des points noirs de la ville de Dakar : Sandaga, Tilène, Petersen... risquent d’aggraver les difficultés de déplacement déjà en cours dans la capitale. Ces encombrements sont des facteurs favorisant l’insécurité, notamment le vol à la tire, mais aussi la promiscuité et la dégradation du cadre de vie. A l’avenir, cette situation pourrait être une contrainte aux efforts de développement urbain, notamment l’amélioration du transport et du commerce.
Quelles sont les solutions pour faire de Dakar une capitale moderne, surtout à l’ère où les projets de Train Express Régional (TER), le Bus Rapid Transit (BRT) et le programme «Sénégal zéro déchet» sont lancés ?
Comment faire disparaître les bouchons monstres dans la circulation automobile qui sont le corollaire de la concentration des activités administratives de services dans le département de Dakar ? Une des lancinantes questions que les autorités et techniciens du développement urbain tentent de répondre. C’est pourquoi des projets structurants tels que le BRT, le TER sont mis en œuvre. Toutefois, ils doivent être accompagnés par un fort volet information, sensibilisation et organisation des acteurs évoluant dans l’espace urbain. Les marchands ambulants, gargotières, laveurs de voitures font partie intégrante de ces acteurs ; d’où la nécessité de les prendre en compte dans les projets de modernisation de la ville. Je pense aux rues piétonnes, marchandes qu’il faudrait aménager au niveau des zones-places de marché. Cela permettrait d’éviter que les humains disputent la chaussée aux voitures, car les trottoirs sont occupés par les marchands et leurs marchandises. Je pense aussi aux cantines amovibles qui seraient installées au niveau des marchés hebdomadaires. Mais, ces solutions ponctuelles doivent s’inscrire dans des plans d’aménagement préalables, évitant du coup les pilotages à vue.
Des opérations de déguerpissement sont faites un peu partout dans la capitale. Est-ce une meilleure solution ?
«Dakar n’est pas un gourbi !», cri de cœur du Président Abdoulaye Wade, face à l’enchevêtrement humain au niveau de Dakar. La solution, est-ce le déguerpissement tous azimuts, comme le semble prôner l’actuel ministre en charge de l’Urbanisme ? A mon avis, non ! Car, «les opérations d’urbanisme sont souvent douloureuses». Il faudrait proposer des solutions adaptées, discutées et acceptées par les acteurs urbains. A titre d’exemple, retenons le déguerpissement des mécaniciens de la zone de captage qui ont été réinstallés à Diamniadio. C’est pratiquement remettre en cause leur mode de travail et leurs chiffres d’affaires. Conséquence, certains ne sont pas partis à Diamniadio, préférant se trouver un petit coin tranquille, au détour d’une ruelle à Thiaroye. N’a-t-on pas simplement déplacé le problème ? D’accord pour nettoyer, organiser, moderniser la ville, mais faire beaucoup attention aux aspects humains...
Aujourd’hui, le Covid-19 ne peut-il pas être une belle occasion pour changer le visage de Dakar?
Effectivement, le visage de Dakar est en train de changer. L’on ne pouvait continuer à vivre sans règle aucune, à nous bousculer, à nous entasser dans les bus, dans les boulangeries... Aujourd’hui, partout, on voit des files avec des gens disciplinés et tranquilles... On n’ose plus dire que le Sénégalais ne sait pas se mettre en file d’attente. Aujourd’hui, il y a un processus de changement qui s’est enclenché suite à un choc exogène. L’auto-discipline s’instaure relativement bien. Toutefois, le syndrome des lendemains du Joola est là. Après quelques mois, les mauvaises habitudes ont repris le dessus... Alors l’Etat peut profiter du Covid-19 pour réglementer les marchés, par exemple, avec des heures d’ouverture et de fermeture. Ce qui permettrait leur nettoiement. Mais aussi mieux encadrer les transports en commun, avec des nombres de passagers limités et contrôlés.