Quelques jours après les malheureux événements ayant opposé les pêcheurs de Saint-Louis aux forces de l’ordre, le quartier Gueth Ndar porte toujours les stigmates de la violence. Pirogues, fûts et bois incendiés jonchent le quai de pêche. Des pêcheurs rencontrés sur les lieux se sont lavés à grande eau et indexent les forces de l’ordre. Gueth Ndar est encore en furie.
Taille moyenne, muscles saillants et débit haut, le jeune pêcheur sanglé dans une tenue de travail de couleur verte, tire avec force une corde. Chantant et esquissant des pas de danse, il a l’air heureux. Après son petit numéro sous le regard moqueur de ses camarades, qui étaient tous concentrés sur leurs ablutions préparatoires à la prière de 14 heures, le jeune homme très taquin a déridé l’atmosphère empreint de solennité : «N’oubliez pas de prier pour que Dieu vous donne de l’argent pour acheter de nouvelles pirogues», a-t-il ironisé. Comme s’ils se sont passé le mot, ils ont tous lâché : « Amen ».
Naturellement, ces nombreux pêcheurs tous âges confondus, trouvés samedi dernier sous une tente de fortune, érigée à l’intérieur du quai de pêche de Saint-Louis, ne crachent pas sur ce souhait, dans la mesure où, une partie de leur bien est allée en fumée suite aux échauffourées les ayant opposés aux forces de l’ordre. En témoigne le nombre impressionnant de pirogues complètement calcinées sur la plage, théâtre des violences.
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Ibrahima Ndao, la cinquantaine, fait partie des victimes déclarées. Couché sur une chaise pliante confectionnée avec des sacs de riz vides, cet homme de teint clair porte le masque des mauvais jours. Très agité, il hurle de colère pour dénoncer ce qu’il considère comme une injustice que ses camarades et lui ont subie le jour des échauffourées. Presque en transe, il vide son sac : « Les Sénégalais doivent savoir où se trouve la vérité. Nous pêcheurs de Gueth Ndar étions accusés à tort. Les gens nous ont jugés sans comprendre que nous avons répondu à la provocation. Les forces de l’ordre nous ont attaqués. C’est ça la vérité.»
Un jeune homme l’interrompt. Barbu, habillé d’un pantalon jean et d’un maillot aux couleurs de l’équipe nationale du Sénégal, il est plus virulent : «Nous avons tous dégagé une somme de 25 000 FCfa pour les permis de pêche et près d’un million sept cent cinquantaine mille (1 740 000 FCfa) pour bénéficier des licences de pêche de la Mauritanie. Et, après l’ouverture de la campagne, nous courrons derrière ce document qui nous autorise à pêcher dans ce pays. Nos autorités, c’est-à-dire, la Commission nationale qui se charge du dossier des licences et le Service régional de la pêche, ne voulaient pas nous édifier sur le sujet, malgré nos démarches. Ne pouvant plus attendre, une trentaine de jeunes hommes détenant des bidons tambourinaient dessus en chantant : «Nous voulons nos licences, nous avons déjà payé. »
Le groupe voulait rencontrer le Préfet pour lui faire part de nos doléances, car des pêcheurs qui avaient quitté leur localité pour aller en campagne, se tournaient les pouces à Saint-Louis. Les jeunes ont été sommés de rebrousser chemin par les forces de l’ordre qui ont fait usage de grenades lacrymogènes. Les jeunes ont riposté en détruisant deux zincs de clôture du Projet de requalification de la place Faidherbe. Du coup, les choses ont dégénéré. Nous ne voulons pas nous battre, car nous sommes des hommes civilisés. D’ailleurs, quand les policiers ont lancé des grenades sur nos pirogues, nous sommes allés chez eux pour leur demander d’arrêter, car nos engins contenaient de l’essence, un liquide inflammable. Mais ils ont refusé. Finalement, nous avons compris qu’ils voulaient la bagarre et nous les avons suivis sur ce terrain. Les dégâts ont été considérables.
Mouvement spontané
Parlant à mots couverts, un autre responsable revient sur le mouvement spontané : «Ce jour-là, nous ne voulions pas nous battre. La manifestation a été spontanée. Elle n’a pas été coordonnée. Nous avons réagi, poussés à bout. Il fallait prendre la fuite et accepter l’humiliation ou riposter et rester dignes. Et nous avons choisi la deuxième option.»
Dégâts matériels considérables
Les pécheurs de Gueth Ndar ont jugé considérables les dégâts matériels enregistrés en marge des échauffourées. Ibrahima Mbodj, menuisier ayant pignon sur rue au quai de pêche, est très amer. Le vieil homme aux cheveux poivre-sel rappelle qu’il a perdu plus d’un million. Ses trois fûts contenant de la colle destinée aux pirogues ont été incendiés. Il continue d’accuser les forces de l’ordre. Le vieux Alamine Boye a porté lui aussi les mêmes accusations. Il soutient avoir perdu trois grandes pirogues, mesurant 23, 19 et 22 mètres. Elles sont toutes parties en fumée. Au total, une vingtaine de pirogues à moteur dont les prix varient entre trois et quatorze millions de FCfa, ont été recensées par le vieux Boye qui dit avoir transmis le dossier au Médiateur de la République.
400 licences de pêche à distribuer
La liste des 400 bénéficiaires des licences de pêche octroyées par la Mauritanie est déjà connue. Seulement, selon les pêcheurs, la demande est supérieure à l’offre. C’est la raison pour laquelle une certaine de pirogues ne disposant pas de ce sésame ont été contraintes de pêcher à Cayar, Yoff ou Ngouff. D’ailleurs, samedi dernier, vers 14 heures, deux pirogues détentrices de la fameuse licence de pêche avaient fait cap vers les eaux mauritaniennes. Pour corriger la donne, Mbaye Ndao propose sa solution : «Il faut préciser que les 400 licences de pêche ont été octroyées à tous les pêcheurs du Sénégal et non à ceux de Gueth Ndar, comme le croient certains. Mais en réalité, ces documents ne profitent qu’à 200 pirogues, car nous avons pêché avec deux pirogues à la chaine tournante. Après avoir pêché, la première pirogue stocke le poisson dans la deuxième. Et toutes les deux sont dotées de licence. Donc, nos autorités doivent négocier pour qu’une seule licence couvre à la fois les deux pirogues. Si tel était le cas, tous les demandeurs seraient satisfaits.» Ne décolérant pas contre le ministre de la Pêche, Alioune Ndoye qui a dit ne plus négocier pour le compte des pêcheurs, M. Ndao recadre : «Les étudiants font pire. Ils incendient des bus coûtant une cinquantaine de millions et personne n’en parle. Il n’a même pas compati à notre douleur, alors que nos biens ont été calcinés au vu et au su de tout le monde. Il est payé par le contribuable. S’il ne veut pas négocier pour les pêcheurs, qu’il démissionne alors…»
Pourquoi la Senelec a été saccagée et le siège de l’Omvs incendié
Les pêcheurs rencontrés au quai de pêche de Gueth Ndar ont été formels à propos de la mise à sac de la Senelec. Ils ont tous pointé du doigt les forces de sécurité. «Après nous avoir jeté des grenades lacrymogènes, les policiers s’étaient positionnés devant le siège de la Senelec. Nous avons riposté en leur lançant des pierres qu’ils ont esquivées et qui ont fini sur les vitres. Nous avons même vu un vigile leur demander de quitter les lieux, mais ils ont dit non ( …). Le siège de l’Omvs a été incendié vers 20 heures, après que nos pirogues l’ont été. Il fallait répondre aux forces de l’ordre qui ont mis le feu à nos pirogues…»
Le président de l’Unpas arrêté
Macoumba Diéye, le président de l’Union régionale des pêcheurs artisanaux de Saint-Louis, a été convoqué et arrêté par la police quelques jours après les échauffourées. Des membres de son mouvement ont été écroués et placés sous mandat de dépôt à la prison de Saint-Louis où Ils ont rejoint la trentaine de personnes arrêtées dans le cadre de cette procédure. Curieusement, d’après quelques indiscrétions, un jeune du quartier Gueth Ndar figure parmi les interpellés. Et Macoumba Diéye qui se battait pour sa libération a été arrêté. Il serait perdu par la demande de marche qu’il avait introduite pour protester contre les lenteurs dans la délivrance des licences de pêche. Vingt-quatre heures après le dépôt, les incidents ont éclaté à Saint-Louis.
L’histoire d’Amadou Bâ, ce collégien de 14ans, arrêté
Elève en classe de 5e au Cem Pétavin, Amadou Bâ (14 ans) fait partie des personnes interpellées en marge de la journée d’action des pêcheurs. D’après sa tante Dieynaba Kâ qui dénonce les conditions de son arrestation, il ne participait pas à cette manif. «Il n’a même pas ce courage. Quand il sortait de la maison, c’était pour aller à l’école ou au terrain. Le jour des faits, il était parti au kiosque de loterie de ma sœur pour l’aider à porter ses bagages. Au retour, il est passé par le pont pour rentrer à Ndioloféne. Malheureusement, quand il est tombé sur la scène, il s’est arrêté innocemment pour suivre. C’est ainsi qu’un individu qui pourtant ne portait pas l’uniforme l’a pris au collet et lui a demandé de le suivre. Il a refusé et le gars l’a sévèrement violenté avant de le livrer aux policiers. Arrêté, il a raté ses compositions scolaires. La famille est très inquiète. Amadou a été au mauvais endroit au mauvais moment. Nous sollicitons de l’aide pour qu’il soit libéré. Sa place est à la maison, car il n’a rien fait…»