Parler toujours des problèmes des autres sans piper mot sur les siens. C’est à ce paradoxe que les médias ont habitué le grand public. Pourtant, c’est le secteur par excellence de la violation de tous les droits des travailleurs, particulièrement des jeunes journalistes. Le contrat à durée indéterminée (CDI) est presque remplacé aujourd’hui par un stage à durée indéterminée (SDI). Des conditions de travail exécrables avec un salaire à peine plus grand que l’aumône et derrière lequel il faut courir. Hier, c’était ‘’Les misères de la presse’’, aujourd’hui, il y a les misérables. Enquête a décidé de jeter un coup de projecteur sur cet éclaireur jamais éclairé.
A y regarder de près, cela donne parfois l’image d’un cancéreux qui soigne une plaie superficielle. On ne peut pas compter le nombre de fois que des reporters sont allés amplifier le mécontentement des travailleurs d’un secteur (éducation et santé surtout). Le sort de ces derniers est pourtant mille fois plus enviable que celui de leurs invités du jour, taillables et corvéables à merci dans les rédactions.
Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les témoignages ou de vivre la situation de l’intérieur pour vraiment s’en rendre compte. Pourtant, avant l’école de formation et une fois dans celle-ci, les jeunes journalistes débordent d’ambition et parfois même de fantasmes. Ils rêvent de devenir les meilleurs journalistes, au moins de leur pays. Mais une fois dans les rédactions, leur ardeur est complètement douchée par des conditions à la limite de l’acceptable.
D’abord, par la période de stage, éternelle et sans sous. Ngagne Demba Fall est un ancien stagiaire à la Radio futur média (Rfm), pendant un an cinq mois, il se dit déçu de ce qu’il a vu dans les entreprises de presse. ''Le plus gros du travail est fait par les stagiaires. On n’avait presque pas d’horaire. Il m’arrivait de travailler de 9h à 23h.
On nous disait que le journaliste n’est pas un fonctionnaire. Et à la fin du mois, les patrons nous regardent. C’est à ce niveau déjà qu’on commence à perdre la passion'', raconte-t-il. Arrivée à la Rfm en deuxième année, dans le cadre du stage pédagogique, obligatoire au Cesti, il lui faut attendre la troisième année pour percevoir 50 000 F par mois. Et ce, jusqu’à l’obtention de son diplôme, malgré la charge de travail qu'il abattait.
Coumba Ka est actuellement au journal Le Populaire, elle a vécu presque la même expérience au journal Le Quotidien. Elle a d’abord fait un premier stage d’un an quatre mois, avant qu’on ne lui demande d’arrêter. La rédaction fera appel à elle ensuite en octobre 2011, convaincue par son travail. Mais c’est pour lui payer 50 000 F à la fin de chaque mois.
Une somme qu’elle a acceptée jusqu’au 28 février 2012, date à laquelle une nouvelle décision lui notifie qu’elle doit à nouveau arrêter. Elle regagne le journal Le populaire. Durant les six premiers mois, c’est zéro franc. C’est après cela qu’une modique somme de 50 000 F lui est concédée, du moins de façon théorique, puisqu’elle déclare n’avoir rien reçu jusqu’ici. Et le principal argument est la situation de la boîte. Au final, le constat est pathétique. Trois ans d’expérience, zéro contrat et 50 000 F insaisissables.
''Quand ma maman est tombée malade, j’ai pleuré''
Pourtant, Coumba est loin d’être la seule à avoir vécu cette difficile expérience dans les rédactions des journaux. Dans l’entreprise dirigée par Madiambal Diagne, une expérience plus douloureuse nous est racontée par un autre infortuné qui a préféré garder l’anonymat. Diplômé en journalisme, il avait un contrat de prestataire de service et souffrait pour recevoir les 100 000 F mensuels. ''Je me rappelle un jour, ma maman était malade.
Je suis resté deux mois sans salaire. Je suis venu à la rédaction pour avoir de quoi m’occuper d’elle. J’arrive, on ne me donne rien et on me confie un reportage. Quelqu’un m’a trouvé dans les couloirs et m’a demandé ce qui se passe. Je lui ai dit qu’il ne se passe rien, mais j’ai fini par craquer. Je ne sais depuis combien d’années je n’avais pas pleuré. C’est une chose que je ne suis pas prêt d’oublier'', se remémore-t-il.
Étant donné que la situation est presque pareille partout, Awa Cheikh Faye a elle aussi connu la mésaventure à Radio Sénégal international. Signalons au passage que ce qui est valable à Radio Sénégal l’est aussi à la RTS (télévision). Allant jusqu’à animer une émission bimensuelle (l’École en question), avec son camarade de promo, Awa a travaillé de façon bénévole pendant un an.
Même pas le franc symbolique ou la prime de transport, pour quelqu’un qui travaille 7/7. Elle dénonce : ''on avait autant de travail que les titulaires, plus même pour certains. C’est de la surexploitation à l’extrême. Et le pire est que les gens se disent: ‘’nous sommes passés par là, il faut qu’eux aussi passent par là''.
Au journal Enquête, Louis Georges Diatta, titulaire d’une maîtrise en droit et diplômé en journalisme, est déjà largement passé par là. Il est arrivé à la rédaction en novembre 2012. Il lui a fallu attendre septembre 2013 pour avoir droit à une rémunération.
Président de la Convention des jeunes reporters, El Hadji Thierno Dramé dénonce la situation qu’il qualifie d’illégale et d’anormale. ''Ce ne sont des stages que de nom. Ils sont la cheville ouvrière des rédactions. Je ne veux pas parler d’esclavagisme, mais c’est de l’exploitation'', charge-t-il. Que ce soit dans les rédactions citées ou les autres, la réalité est pratiquement partout la même pour le stagiaire.
La galère après le diplôme
Passé le temps du stage, arrive celui de l’obtention du diplôme. Si beaucoup de jeunes acceptent de rester dans des rédactions où ils sont exploités à outrance, c’est dans l’espoir d’être embauché une fois le sésame à la main. C’est d’ailleurs ce qui leur est promis, dans la plupart des cas. Mais il se trouve que c’est le plus grand moment de désillusion.
Awa Cheikh Faye et Ngagne Fall sont tous de la 41ème promotion du Cesti. Après sa formation, Ngagne s’est vu proposer par la Rfm un poste de correspondant dans les régions. D’abord il trouve la somme très modique, ne pouvant même pas couvrir ses dépenses, mais pour un poste de correspondant, on lui présente un contrat de prestataire de service appelé période d’essai.
A croire que ce n’est pas cette radio où il a travaillé pendant un an. ''Je demandais juste un CDD pour savoir qu’il y a quelque chose qui me lie à l’entreprise. Je trouve que ce sont des propositions qui n’honorent pas le diplôme''. Sa camarade de promotion Awa Cheikh Faye a vécu pire. ''Quand j’ai eu mon diplôme, ils ne m’ont rien proposé.
Ils m’ont dit qu’il y aura une embauche dans un à deux mois. Je suis restée, mais je n’ai rien vu. Finalement, j’en avais assez et je suis partie'', regrette-t-elle. Quand ils décident de s’engager, c’est comme s'ils se sont passé le mot. Les salaires varient entre 100 000 F et 150 000 F. un nouveau diplômé a exceptionnellement plus de 150 000 F, là où la convention déjà caduque parle d’un minimum de 170 000 F.
A bord d'un ''car rapide'' pour rentrer d’un reportage
Outre cet aspect, les conditions de travail restent très difficiles. Dans beaucoup de rédactions, les reporters travaillent avec leurs propres ordinateurs ou celui d’un confrère. Il y a des rédactions où il n’y a pas trois machines pour dix reporters ou plus. A cela s’ajoute le fait que les véhicules chargés de les ventiler sur le terrain accusent un retard énorme. Parfois ils ne viennent même pas.
Une jeune journaliste ayant travaillé dans une radio relate : ''tu pars en reportage et la voiture ne vient pas te chercher. Tu es obligé d’emprunter les véhicules des autres. Parfois, on te demande de prendre un taxi sans savoir si tu as de quoi payer. Tu es obligé de prendre un minicar ou car rapide. Si tu es malade, personne ne te soigne. Tu te prends en charge tout seul''.
IBRAHIMA KHALILOULLAH NDIAYE SG DU SYNPICS
''Les confrères préfèrent souffrir en silence''
Les patrons ont la gâchette facile quand il s’agit de licencier. Le secrétaire général du Synpics, Ibrahima Khaliloulah Ndiaye, confie qu’il y a eu beaucoup de licenciements l’année dernière. D’autres veulent le faire, mais ils hésitent pour l’instant, ajoute-t-il. A son avis, si les choses sont parfois faciles pour les patrons, c’est parce que d’une part les confrères ne veulent pas parler de leur situation. Il préfère souffrir en silence. D’autre part, ils ne veulent pas porter les affaires devant la justice.
''Il y a une méconnaissance totale des textes. Les jeunes confrères doivent faire l’effort de connaître leurs droits'', conseille-t-il. Il faut dire à ce niveau qu’il y a une sorte de climat de la terreur que les patrons font régner dans les entreprises pour obtenir le mutisme. Rares sont ceux qui osent lever le doigt pour dénoncer. Dans tous les cas, lui et El Hadji Thierno Dramé sont d’avis, comme bien d’autres d’ailleurs, que le reporter qui accepte certains traitements sans rien dire porte aussi une part de responsabilité dans ce qui lui arrive.