Les positions restent toujours aussi tranchées après l’annonce, ce weekend, de la disparition du franc Cfa qui sera remplacé par l’Eco, en 2020.
‘‘En accord avec les autres chefs d’État de l’Uemoa (Union économique et monétaire ouest-africaine), nous avons décidé de faire une réforme du franc Cfa’’. La voix habituellement traînante du président ivoirien avait quelque chose de solennelle, ce samedi 21 décembre 2019. Six décennies après les indépendances, il a annoncé la fin du franc de la Communauté financière d’Afrique (F Cfa) pour la mise en circulation d’une nouvelle monnaie, l’Eco, en juillet 2020.
Une annonce faite en conférence de presse conjointe avec le président français Emmanuel Macron, en visite officielle de trois jours en Côte d’Ivoire.
Dans le détail, trois changements majeurs ont été apportés : le Cfa devient Eco ; les banques centrales d’Afrique de l’Ouest, qui n’ont plus l’obligation de déposer 50 % de leurs réserves de change auprès de la Banque de France (en contrepartie d’une convertibilité avec l’euro) et des représentants français ne siégeront plus dans les organes de gestion de la monnaie de la Bceao. Par contre, la parité fixe avec l’euro du franc Cfa, le futur Eco, est maintenue, générant une salve de critiques soutenant que cette réforme est juste un effet d’annonce.
Ce changement concernera initialement les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Quant aux pays de la zone Cemac, le Cfa est toujours d’actualité.
Cette réforme apparait comme un signe de bonne volonté de la politique africaine du président Emmanuel Macron dont le retour en zone de son pays dans son ancien pré-carré colonial nourrit les positions de plus en plus anti-françaises dans les opinions publiques africaines.
‘‘C’est en entendant votre jeunesse que j’ai voulu engager cette réforme. Le franc Cfa cristallise de nombreuses critiques et de nombreux débats sur la France en Afrique. J’ai entendu les critiques, je vois votre jeunesse qui nous reproche de continuer une relation qu’elle juge postcoloniale. Donc, rompons les amarres’’, a déclaré le chef de l’Etat français.
A ses côtés, son homologue ivoirien a précisé que cette décision ‘‘historique’’ a été ‘‘prise en toute souveraineté. Elle prend en compte notre volonté de construire notre futur de manière responsable’’.
Ci-gît le Cfa ! Vraiment ?
La conjoncture favorable aurait dû pourtant en faire une bonne nouvelle. Comme le prénom du président français. Ou comme le fait qu’il fêtait son 42e anniversaire le jour même de l’annonce. Mais, pour les pourfendeurs de cet accord, pas de doute. C’est un cadeau empoisonné.
Très critique, l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé use même d’une analogie assez violente, en comparant le président ivoirien à un ‘‘cheval de Troie de la France’’, dans une réaction parvenue à ‘’EnQuête’’ hier. Le professeur s’étonne que cet accord soit en contradiction avec la décision du 29 juin 2019, des chefs d’Etat de la Cedeao, qui avaient adopté le nom Eco, ainsi que les mesures suivantes : ‘‘La future Banque centrale serait de type fédéral ; le régime de change retenu serait flexible, avec un ciblage de l’inflation globale comme cadre de politique monétaire.’’
Ce qui lui fait adopter une posture plus que dubitative sur l’annonce de ce samedi. ‘‘L’accord Ouattara-Macron ne signifie nullement ‘la fin du Cfa’, mais se situe plutôt dans la continuité de la servitude monétaire et de la tutelle de la France sur les économies africaines. Ce que demandent les peuples africains, c’est la fin du franc Cfa et non sa ‘réforme’. C’est la souveraineté monétaire que réclament ces peuples, après près de six décennies ‘d’indépendance’ formelle. Peut-on sérieusement envisager le lancement d’une monnaie unique pour la Cedeao sans le Nigeria et le Ghana, qui représentent plus de 75 % du Pib de cette communauté ? En faisant un parallèle avec la zone euro, pouvait-on avoir l’euro sans l’Allemagne et la France ?’’, s’est-il offusqué.
Les détracteurs de la nouvelle monnaie à venir estiment que l’Eco a servi à court-circuiter le projet de monnaie unique de la Cedeao ainsi que les grosses pointures anglophones de son économie dont le Nigeria qui représente plus de 70 % du Pib, et le Ghana qui posent la rupture avec le Cfa comme condition sine qua non. Initialement, il avait été convenu et même entériné, à la mi-2019, entre les quinze Etats membres de la Cedeao, le principe d’un régime de change flexible, d’une banque centrale fédérale et du respect des critères de convergence (déficit budgétaire inférieur à 3 % du Pib, inflation annuelle inférieure à 10 %...).
La sortie de la ministre nigériane des Finances, Ngonzi Okonjo-Iweala, avançant que seul le Togo satisfaisait à cette condition de convergence en 2019, est un aveu d’échec.
La Côte d’Ivoire, qui pèse 40 % de la masse monétaire de l’Uemoa, a toujours été en divergence avec le Nigeria, sur la parité fixe qu’Abidjan préfère à une flexibilité qui servirait plus les intérêts d’Abuja, en cas d’application de la monnaie unique.
L’Eco démarrera donc, finalement, dans un premier temps, dans la zone Uemoa.
‘‘Le franc Cfa d’Afrique de l’Ouest est mort et son fantôme vient hanter l’Eco’’
Le professeur Mamadou Koulibaly, candidat du Lider à la Présidentielle ivoirienne de 2020, estime, à ce titre, que les véritables questions ont été escamotées dans ce faire-part de la disparition du Cfa. ‘‘Le franc Cfa d’Afrique de l’Ouest est mort, nous dit-on, et son fantôme vient hanter l’Eco que nous attendions de la Cedeao. Le compte d’opérations est supprimé, mais où vont donc les réserves de change ? Les représentants français siégeant au sein des instances de la Bceao vont être retirés, alors qu'on nous disait qu’ils n'existent pas. La France se retire de la gouvernance de la monnaie, affirment-ils, alors que la garantie de celle-ci reste assurée par Paris. La parité aussi restera fixe. En fait, rien n’a changé. Qu’en pense la Cedeao, dont la monnaie vient d’être court-circuitée par Ouattara ? Qu’en pense l’Uemoa, dont la monnaie vient d’être exécutée par Ouattara ? La France, dont nous exigeons qu’elle mette fin à ses pratiques postcoloniales, prétend avoir fait un pas historique en compagnie de Ouattara, qui se révèle être, comme d’habitude, le maintien du statu quo. Elle avance sans bouger. Juste une réformette. Le combat continue’’, lance l’opposant ivoirien.
Un autre économiste sénégalais de renom, Ndongo Samba Sylla, est également d’avis que cet accord est sursitaire. ‘‘Non, le franc Cfa n’est pas mort. Macron et Ouattara se sont seulement débarrassés de ses atours les plus polémiques. Le cœur du système est bel et bien en place’’, a-t-il twitté après la conférence de presse des deux présidents.
Contre mauvaise fortune, bon cœur
Des critiques acerbes qui déplorent que l’annonce de ce changement de monnaie subodore le renoncement à des questions aussi importantes que le dynamisme de la gestion des réserves, la participation de la politique monétaire à l’industrialisation, le taux de change fluctuant ou de l’arrimage à un panier de devises.
Mais pour d’autres, l’Eco met le pied à l’étrier à une compétitivité africaine, bien qu’il faille poursuivre la réforme jusqu’au bout. L’ancien Premier ministre Abdoul Mbaye, quoique très prudent dans sa prise de position, est d’accord sur le principe. ‘‘Cette réforme est majeure, mais elle est également de grande intelligence, en ce qu’elle allie changements historiques et maintien de fondamentaux pour conserver la confiance en notre monnaie. Le temps d’autres réformes viendra. Celle-ci n’était qu’un premier pas devenu urgent et nécessaire. Le futur sera celui d’une monnaie restant africaine, mais s’ouvrant à davantage de pays de notre région et gérée dans des conditions optimales qui ne feront pas renoncer aux acquis positifs construits par les pionniers à l’échelle mondiale d’une union monétaire achevée’’, a-t-il déclaré hier, donnant en exemple la réussite de l’Union monétaire ouest-africaine (Umoa).
Même l’économiste bissau-guinéen Carlos Lopes, grand pourfendeur du Cfa, fait contre mauvaise fortune, bon cœur. Pour lui, l’Eco est un pas important de gagné, en attendant de consolider et de gagner sur d’autres fronts. L’Eco ‘‘ne correspond pas à l’idée initiale de monnaie unique régionale, mais c’est la meilleure façon d’évoluer’’, a-t-il estimé.
En attendant que l’Eco ait cours légal, l’année à venir, les modalités techniques à déterminer seront aussi épineuses que polémiques, comme les critères de convergence au sein de l’Uemoa et de la Cedeao où toutes les économies n’ont pas le même rythme.