Avec leur dizaine d’étages, les studios de Power 106 dominent la ville californienne de Burbank. Akon a parcouru des milliers de kilomètres avant de se retrouver confiné dans ce cube aux couleurs sombres, mais il semble détendu. Restée hors de la pièce insonorisée où se dressent quelques micros, Heidi observe son frère.
Dans un look céleste aux cinquante nuances de blanc, le chanteur de RnB part dans un grand rire quand son interlocuteur se montre incrédule. « S’il y a bien une chose que je n’ai jamais entendue de la part d’un artiste, c’est l’idée de construire sa propre ville , s’exclame Nick Cannon. « Raconte-moi un peu, elle s’appelle… Akonland, c’est ça, Akonville ? » Le sourire d’Akon s’élargit un peu plus : « C’est Akon City. »
En une décennie de collaborations musicales épisodiques, l’artiste américain d’origine sénégalaise a multiplié les actions philanthropiques, si bien que sa générosité est désormais presque aussi connue que sa voix nasillarde. Cette interview matinale accordée à la fin du mois de novembre 2019 au rappeur et présentateur Nick Cannon lui a ainsi permis d’affirmer une fois de plus son engagement pour le pays de ses ancêtres.
Prenant le Wakanda en exemple, le royaume technologique fictif de Black Panther, Akon a imaginé une ville africaine futuriste, à un jet de pierre de Dakar, qui permettrait de redonner « le pouvoir au peuple ». La bien-nommée Akon Crypto City n’a ni plus ni moins pour ambition que de transformer en profondeur le Sénégal et ses voisins.
Entre deux téléphones
L’aventure Akon Crypto City a débuté en juin 2018. À l’occasion du Festival international de la créativité à Cannes, Akon a révélé un projet d’envergure : la création d’une cryptomonnaie, l’akoin, qu’il pense pouvoir devenir « la sauveuse de l’Afrique à bien des égards », en ce sens qu’elle pourrait rendre autonome la jeunesse africaine et soutenir l’entrepreneuriat.
Cette monnaie virtuelle, dont la sortie est prévue pour les premiers mois de 2020, a été conçue sur le modèle de ses grandes sœurs bien établies, le bitcoin ou l’ethereum pour ne citer qu’elles, avec toutefois quelques légers ajustements. « La plateforme est conçue pour être mondiale, mais je cible l’Afrique en particulier, car c’est là que les besoins sont les plus criants », explique Akon. « Je pense que cela redonnera la main à l’Afrique non seulement sur ses ressources, mais aussi sur ses idées. »
Grâce à cette cryptomonnaie, les utilisateurs·rices pourront acheter, conserver ou dépenser des akoins entre particuliers (peer-to-peer) sans passer par un organisme central, comme le fait le franc CFA par exemple. Cela permettrait tout d’abord aux citoyen·ne·s d’être plus indépendant·e·s des systèmes monétaires africains très fluctuants. Au Sénégal, au mois d’août 2019, l’inflation a bondi de 1,9 % par rapport au mois de juillet, indiquait l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD).
Et c’est avec une application pour téléphone, outil de transaction répandu sur le continent africain, que les utilisateurs·rices pourront s’échanger des akoins. La pénétration du « mobile banking » sur le continent est plus prégnante que jamais, alors que seulement 10 % des personnes vivant en Afrique subsaharienne disposent d’un compte en banque.
Il faut dire que la population a davantage tendance à faire confiance aux opérateurs mobiles qu’aux monnaies pour leurs opérations bancaires, le téléphone prenant depuis une décennie le relais des banques pour transférer de l’argent via un simple SMS. « La magie de la banque mobile réside dans sa simplicité et son faible coût », confirme Jay Rosengard, maître de conférence adjoint en politique publique à la Harvard Kennedy School. « Vous pouvez ensuite envoyer et recevoir de l’argent par SMS, sans smartphone ni application spéciale. »
Avec l’akoin, en effectuant des transactions sans intermédiaires, les Sénégalais·es pourraient profiter de frais de transaction négligeables. Selon Tricia Martinez, la PDG et fondatrice de l’application de services financiers WALA, partenaire du lancement de la cryptomonnaie dala en 2018, une part sans cesse plus importante de consommateurs·rices en Afrique est non bancarisée par choix. Iels n’ont pas recours aux banques, lassé·e·s « des inefficacités du secteur financier » et afin d’éviter les frais de transaction. Et c’est en retirant les frais facturés par les institutions financières qu’Akon compte « commencer à changer ce comportement ».
Cette monnaie virtuelle permettrait également de gagner en transparence, car l’auteur de « Locked Up » veut contribuer à lutter contre les malversations. « Un de nos plus gros problèmes et des plus gros problèmes sur le continent a toujours été la corruption », explique l’artiste. « La corruption est la raison pour laquelle le continent n’a jamais été construit pour devenir une superpuissance. » La technologie de la blockchain permettrait de proposer un système plus transparent et d’amener ainsi plus de « sécurité dans le système monétaire ».
Et Akon n’en est pas à son coup d’essai sur le continent africain. Il y a quelques années, le producteur a décidé de prendre à bras-le-corps les problèmes de distribution d’électricité du continent, frein évident à l’utilisation d’Internet et des cryptomonnaies.
Après avoir cofondé la Konfidence Foundation en 2007, un organisme de bienfaisance destiné à soutenir la santé et l’éducation d’enfants défavorisés aux États-Unis et sur le continent africain, son projet Akon Lightning Africa a vu le jour avec pour objectif ambitieux de fournir en électricité, à un prix abordable, les 600 millions d’Africain·e·s qui en sont privé·e·s.
« Cette initiative africaine née en 2014 avait pour objectif de démocratiser l’accès à l’énergie », explique Samba Bathily, PDG de Solektra International, la société qu’il a créée avec Akon et l’entrepreneur malien Thione Niang, à l’origine de cette initiative. « Elle devait permettre aux populations de croire au bien-fondé des énergies renouvelables, et aujourd’hui, notre pari est réussi. » C’est ainsi qu’en commercialisant notamment des panneaux solaires domestiques et des lampadaires, Akon Lightning Africa a entrepris d’électrifier l’Afrique de l’Ouest dont il est originaire.
Né en 1973 à Saint-Louis, dans l’État américain du Missouri, Alioune Badara Thiam, de son vrai nom, a grandi à Dakar, où il a baigné dans la musique grâce à un père percussionniste. Comme quatre Sénégalais sur dix aujourd’hui, la petite famille vivait sans accès à l’électricité. À 7 ans, Akon a traversé une nouvelle fois l’Atlantique, pour s’installer définitivement aux États-Unis.
La musique, en particulier le hip-hop, a été comme une bouée de sauvetage pour le jeune Alioune, qui s’était embarqué sur des chemins sinueux. « J’étais têtu et j’étais juste méchant, mais le rap m’a donné une opportunité, parce que finalement sans la musique, je me serais probablement retrouvé dans le couloir de la mort », explique l’artiste qui se souvient de ses difficultés à trouver un travail avec un casier judiciaire garni.
Mais Akon n’a jamais oublié sa terre natale, même après avoir atteint les sommets du show business. La musique ayant été pour lui un outil d’émancipation, il s’est décidé à utiliser sa notoriété pour aider à l’autonomisation de l’Afrique. À ce jour, Akon Lightning Africa a fourni « des solutions d’énergie solaire à échelle réduite dans 18 pays d’Afrique ».
Sans lever le pied sur ses actions humanitaires, Akon est sur le point de lancer une version bêta de l’akoin et ses projets conjoints lui permettent de se montrer plus ambitieux encore. Pour lui, l’akoin n’est que la première étape vers la construction d’une ville futuriste, sorte de « vrai Wakanda » qui verrait le jour au Sénégal.
Nick Cannon fait mine de ne pas en revenir, les mains sur la tête, comme pris de vertige. « Mais là on ne parle pas de jouer aux Sims, on parle d’un lieu qui existera vraiment, que les gens pourront visiter », s’écrie Cannon en agitant les mains vers Akon qui, une fois les rires estompés, explique ses plans d’une voix suave. La construction d’Akon Crypto City a débuté au mois de mars 2019 et devrait s’achever dans dix ans. En l’état, le projet est encore bien mystérieux et Akon reconnaît ne pas encore avoir tous les détails techniques sur la blockchain de ce projet de crypto-ville. « Je viens avec des concepts, et je laisse les geeks les comprendre ! » sourit le chanteur.
Si sa sortie de terre relève d’un futur encore incertain, cette ville servira de terrain d’expérimentation pour ses futurs projets de développement et, comme le Wakanda, elle sera résolument « futuriste ». Pour construire cet ambitieux projet, Akon affirme avoir 800 hectares en sa possession, gracieusement « offerts » par le président du Sénégal, Macky Sall. « 100 % crypto avec l’akoin au centre de la vie transactionnelle », la ville aura la particularité d’utiliser les énergies renouvelables et de se situer à deux pas du nouvel aéroport international.
S’il compte implanter sa ville du futur au Sénégal, la vision d’Akon est panafricaine et sa monnaie permettrait de connecter de manière transparente tous les pays du continent entre eux et avec le reste du monde. Le producteur espère que sa cryptomonnaie deviendra la devise commune à Akon City, mais pas seulement. « Vous pourrez aller en Afrique pour des vacances et lorsque vous changerez vos dollars américains en liquide, vous pourrez également les changer en akoins », explique-t-il en souriant. « C’est l’objectif. »
D’ici la fin des travaux, l’akoin aura eu le temps de faire ses preuves. D’après un rapport de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Afrique est peut-être la zone du monde qui affiche la plus faible pénétration de l’Internet haut débit, mais elle dispose aussi du taux de croissance le plus élevé en la matière. L’économie numérique évolue rapidement et grâce à cette prédisposition à l’utilisation de monnaies dématérialisées, les crypto-monnaies pourraient être facilement acceptées non seulement dans le monde des affaires, mais également dans la vie quotidienne.
En dépit de la multiplication des projets de cryptomonnaies, la blockchain reste toutefois encore un terrain relativement peu exploré en Afrique, notamment à cause d’escroqueries profitant du manque d’information des consommateurs·rices. C’est d’ailleurs ces manigances qui ont causé la perte de la jeune cryptomonnaie dala, en juillet 2019. Les banques ont pris peur et « ont choisi de monter leurs consommateurs contre la blockchain en raison de ces escroqueries afin de les protéger », déplore Tricia Martinez.
De fait, les cryptomonnaies n’ont pas encore été réglementées par les différents gouvernements africains, ce qui pourrait favoriser leur croissance dans un premier temps. Toutefois, « les caractéristiques des cryptomonnaies rendent quasi-impossible tout contrôle direct des États sur elles », expliquent les avocats Fortuné Ahoulouma et Fabien Lawson, ce qui n’est pas sans risque. « Toute chute soudaine de leur valeur risque de laisser les investisseurs sans alternative », avertissent les Nations Unies, pointant en guise d’exemple les régulières et spectaculaires chutes de valeur du bitcoin. Mais qu’importe les risques, pour Martinez, la cryptomonnaie initiera une révolution financière en Afrique, plaçant « le pouvoir entre les mains des consommateurs ».
Enfin, l’accès à une telle technologie reste sans doute l’un des plus grands défis. Étant basé sur un système décentralisé permettant à chacun·e de l’utiliser en permanence quelle que soit sa position, la monnaie numérique peut être difficile d’utilisation en cas de mauvaise connexion. C’est un autre problème que la dala avait rencontré au cours de son année d’existence, et qui avait fragilisé la confiance des utilisateurs·rices dans son système. « Le plus gros obstacle en Afrique consiste à mettre en place une infrastructure de communication fiable, résistante et résiliente, à partir de laquelle nous pouvons construire une blockchain », approuve l’entrepreneur Adrien Hope-Bailie ; un défi de préparation à l’économie numérique qu’Akon, tous projets confondus, semble déterminé à relever