Comme toutes les villes ouest-africaines, Dakar est une métropole structurée et animée par les activités commerciales avec comme particularité la prédominance des activités dites informelles, phénomène dû, en grande partie, à un réflexe de survie face au chômage chronique des jeunes. Ce commerce informel mobilise une pluralité d’acteurs dont les femmes qui sont passées du statut de femme de ménage aux agents économiques de la famille. A Dakar, le marché est le produit d’une histoire relativement longue, indissociable de celle de l’agglomération : le rythme de création des marchés est étroitement lié à la vitesse de la croissance urbaine. Toutefois, ces marchés jouent un rôle économique et de sécurité alimentaire très important. Ils ont fait l'objet de nombreuses analyses qui ont évolué, amenant des interrogations nouvelles : les mutations socio-économiques avec le phénomène d’urbanisation de l’appareil commercial et du rôle des femmes dans un contexte de cohabitation avec les enseignes alimentaires.
Quel sens donnerez-vous à la présence des femmes dans les marchés : est-ce uniquement une quête d’autonomie financière ?
Dans les différents marchés de Dakar visités pendant l’été 2019, les femmes sont diverses par leur origine socio-spatiale, leurs traditions ou leurs coutumes, leur langue, leur âge, leur niveau d'instruction et leur histoire propre. Elles constituent des actrices majeures dans la commercialisation des fruits et légumes. Cette prédominance des femmes dans ces marchés, constatés lors de mes observations et enquêtes de terrain, donne une image du rôle vital des femmes dans le développement du commerce alimentaire à Dakar, particulièrement dans les marchés qui sont des lieux culturels. Avec la monétarisation de l’économie rurale et urbaine, la femme est devenue un agent économique important et réalise la quasi-totalité des travaux domestiques. En plus d’être des actrices majeures des ménages, les femmes interviennent dans presque toutes les opérations culturales en milieu rural. Dans les marchés dakarois, elles développent des activités de commercialisation des légumes. Certes les revenus tirés de ces activités sont marqués par une grande irrégularité car très dépendants de la situation du marché et du pays en général, mais ils permettent aux femmes de satisfaire les besoins vitaux de leur famille : les frais d’éducation, de loisirs et de santé des enfants, les besoins de cérémonies traditionnelles (les mariages, baptêmes et les dépenses d’équipements du domicile comme les meubles). En plus de ces dépenses qui visent à assurer les besoins de base des enfants, les femmes ont parfois la responsabilité de l’entretien des membres de leurs belles-familles.
Peut-on parler d’égalité homme et femmes dans la gestion des ménages ?
Cette question est très difficile à répondre dans ce pays mais force est de constater qu’aujourd’hui les femmes constituent des socles de la structure socio-économique des ménages. En effet, elles constituent un peu plus de la moitié de la population totale. En plus de leur poids démographique, elles jouent un rôle essentiel dans l’économie domestique et nationale. Elles assurent des fonctions importantes pour le bien-être de la famille. Outre les tâches ménagères, elles assurent et veillent à la santé et à l’éducation des enfants. Les faits socio-économiques sont différents selon les milieux et les époques et les femmes n’ont pas toujours eu les mêmes responsabilités au sein de l’organisation de la vie familiale. Avec la dégradation des sources de revenus des hommes, le statut de la femme au sein de la famille change. Les hommes jusqu’alors détenteurs du pouvoir économique se trouvent dans le besoin d’être appuyés dans leur rôle de garant de la survie pour la famille. Autrement dit, l’organisation sociale autour de la résilience des ménages a évolué : l’affectation des tâches traditionnelles du ménage change et responsabilise davantage la femme dans la sécurité alimentaire et la création de revenus. Par conséquent, la tradition de l’homme ayant la charge de nourrir les membres du ménage commence à être désuète, et les femmes se voient de plus en plus dans l’obligation de chercher des activités génératrices de revenus pour subvenir aux besoins de leur famille.
Quelle est la place des femmes dans la modernisation du commerce alimentaire ?
Dans le domaine de la commercialisation des produits alimentaire, l’idée de permettre aux femmes de ménage de faire toutes leurs courses pour préparer les repas quotidiens comme le prône les grandes surfaces, n’est pas un phénomène nouveau. En effet, les marchés traditionnels sénégalais, certes très spécialisés dans la commercialisation des produits destinés à l’alimentation, ont évolué tout au long des années pour diversifier leurs offres de services. L’exemple de marché le plus en avance dans cette démarche du « tout sous le même toit » est celui de Kermel. Cette démarche permet aux clients, des femmes en général, d’avoir la possibilité de trouver tous les légumes nécessaires pour leurs courses. Certes, pendant des décennies le marché était fréquenté par des occidentaux, mais aujourd’hui cette tendance est dépassée car la classe moyenne, de plus en plus émergente dans ce quartier d’affaires et de pouvoirs politiques, fréquente ce marché qui fait partie du patrimoine de la région. En d’autres termes, le toit de Kermel permet aux femmes de trouver tout ce dont elles ont besoin pour préparer un bon «Ceebu jën», riz au poisson, un plat traditionnel et préféré des Sénégalais pour le déjeuner. En dehors du marché Kermel, cette démarche est une pratique très ancienne dans les marchés et les quartiers avec des femmes qui tentent de diversifier leurs services en termes de légumes, mais aussi de tous les autres ingrédients nécessaires pour la préparation des repas quotidiens. Souvent sans aucune qualification professionnelle, ces femmes se reconvertissent dans la commercialisation des produits alimentaires comme les fruits et légumes le long des axes routiers, dans les rues à l’aide d’une table ou dans les marchés. Très motivées par le devoir d’assurer la survie de leurs enfants, ces femmes ne doivent plus être considérées comme des variables que l’on exploite à l’approche de chaque échéance électorale. Elles ont le mérite d’être encadrées, soutenues, accompagnées pour garantir la stabilité sociale des familles.
Avec l’arrivée des grandes surfaces alimentaires françaises, la structure des ménages n’est-elle pas menacée ?
Cette menace d’effondrement de la structure des ménages a toujours existé mais elle est devenue plus fragile pour plusieurs raisons dont la principale est : se sont ces femmes qui dominent le commerce alimentaire dans les marchés et les rues de Dakar. En effet, les femmes présentes dans les marchés et dans les rues sont en grande partie celles qui entretiennent les ménages avec les bénéfices tirés du commerce. Ayant vécu une expérience similaire pendant ma jeunesse, je sais à quel point les activités génératrices de revenus des femmes qui s’activent dans le petit commerce est vital pour nourrir, payer les frais de scolarité et de santé de leurs enfants pendant que leurs maris sont à la retraite sans aucune pension économique ou alimentaire. Les différences d’organisation sociale de la société sénégalaise très différente du modèle occidental où l’on peut toujours compter sur des allocations financières de l’Etat, des indemnités de retraites, doit aussi pousser les autorités politiques à bien réfléchir sur le modèle à mettre en place pour avoir une cohabitation socialement et économiquement inclusive et durable. Toutefois, l’importance d’apporter une réponse durable à l’absence de modernisation de l’appareil commercial, alimentaire en particulier à Dakar ne réside pas uniquement à toujours copier le modèle occidental de réglementation de la grande distribution ou mettre en avant le regard colonial du Sénégal avec la France pour rejeter tout investissement économique permettant de lutter contre le chômage chronique des jeunes hommes et femmes et de l’insécurité alimentaire dans les espaces urbains. Elle doit s’inscrire également dans l’identification des pistes qui permettraient de rattraper le retard et de hisser le pays au même niveau que les pays en développement, mais aussi de préserver le petit commerce pour éviter l’effondrement d’un modèle d’organisation sociale des ménages dont les femmes sont des socles pour la résilience des systèmes socio-économiques des familles.
Bref, la réalité est que le secteur informel est plutôt considéré comme un variable d’ajustement et non comme un levier de développement économique et social. C’est plutôt de l’échec politique.