L’on a assisté, ces derniers jours, à un échange des plus fructueux entre deux intellectuels sénégalais. Un débat comme on aimerait plus en voir dans l’espace public. Ça a volé haut, très haut, entre le philosophe Souleymane Bachir Diagne et l’écrivain Boubacar Boris Diop. A la base, une divergence, ou ce qui semble l’être, sur des théories thèses de Cheikh Anta Diop.
‘’Bachir Diagne, tu permets’’ ? ‘’Je vous en prie’’. Ainsi aurait pu commencer les échanges contradictoires entre Boubacar Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne, s’ils étaient l’un en face de l’autre autour d’une table. Il n’empêche que le débat est ouvert et beaucoup de gens n’ont que cela à la bouche. Tout est parti d’un texte de l’écrivain publié sur le site ‘’www.seneplus.com’’. Adepte ou disciple de Cheikh Anta Diop, Boubacar Boris Diop n’a pas aimé une partie d’un ‘’entretien’’ que le philosophe a accordé à une revue. ‘’En avril 2018, le philosophe Souleymane Bachir Diagne publiait dans la revue ‘Chimurenga’ de Cape Town un article en anglais intitulé ‘’In the Den of the Alchemist’’. ‘’L’antre’’ en question, c’est le laboratoire de carbone 14 de l’Ifan où ‘’l’Alchimiste’’ – Cheikh Anta Diop – solitaire et quasi halluciné, n’en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions’’.
Dans sa réponse intitulée ‘’L’or et la boue’’, M. Diagne soutient que ce texte date d’il y a 20 ans et n’est pas une interview comme l’a ‘’supposé’’ l’écrivain. ‘’Il y a plus de vingt ans, les responsables d’une exposition consacrée au “laboratoire” sous toutes ses formes me demandaient d’écrire une contribution pour le catalogue qui allait accompagner l’événement. Je saisis l’occasion et la liberté qui m’était laissée par les commanditaires d’écrire sur ce que je voulais pour proposer un hommage au travail du professeur Cheikh Anta Diop dans le laboratoire de carbone 14 qu’il a rendu célèbre.
Ce texte, que j’ai écrit en anglais, s’intitule «A Laboratory to transmute lead into gold. The legend of the center of low nuclear energies of the Institut Fondamental d’Afrique noire». Ce qui se traduit ainsi : «Un laboratoire pour transmuter le plomb en or. La légende du centre des basses énergies de l’Institut fondamental d’Afrique noire (…) l’avait perdu de vue, lorsqu’il y a quelques mois, des collègues de Cape Town, en Afrique du Sud, m’ont dit vouloir le republier. J’ai donné mon autorisation et leur revue ‘Chimurenga’ a publié mon vieil hommage. Mon titre originel était long, la revue a opté pour un nouveau titre : «In the den of the Alchemist». Traduction : «Dans le cabinet de l’alchimiste»’’, écrit M. Diagne dans sa réponse.
Pour lui, ‘’ l’auteur de «Tu permets Bachir» ne sait pas l’anglais et ne comprend pas ce qu’il croit lire’’. Il explique les choses ainsi parce qu’il ne comprend pas que son texte, qui fut un hommage à Cheikh Anta Diop, soit vu comme une attaque contre ce dernier par Boubacar Boris Diop. Il ne comprend pas que ce dernier soutienne qu’il dénie à Cheikh Anta Diop la paternité du laboratoire carbone 14. Pour M. Diagne, dans le texte originel, il est écrit : ‘’Diop a transformé un laboratoire tout à fait ordinaire pour datation de carbone 14 tel qu’il avait été créé par Théodore Monod avant d’être complètement terminé par Vincent Monteil en un lieu de légende, un véritable cabinet d’alchimiste.’’ Ce qui semble avoir énervé le philosophe. ‘’Vous prenez la pire des mauvaises fois, vous ajoutez une pincée de cynisme’’, l’accuse-t-il.
Quoi qu’il en soit, l’écrivain n’a pas du tout aimé cette ironie faite par Bachir Diagne dans la ‘’supposée interview’’. ‘’Voici, pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce qu’il y déclare : «J’ai deux petits coups de griffe en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques, parce que ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit, parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?» On peut s’étonner de voir tourner ainsi en dérision, soixante-cinq ans après la publication de ‘Nations nègres et culture’, les efforts de Cheikh Anta Diop pour démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde, y compris du wolof’’, se désole le Grand Prix littéraire d’Afrique noire.
Il ajoute dans la même veine : ‘’Diop a simplement voulu prouver, par ces traductions tous azimuts – ’La Marseillaise’, un résumé de la théorie de la relativité d’Einstein, un extrait d’Homère, etc. - que, très précisément, ‘‘ce n’est pas si compliqué que cela’’, pour reprendre l’expression un rien sarcastique de Bachir Diagne. Il est curieux que le sens de cet exercice lui ait échappé ; il s’agissait, pour le grand savant, de dire, sans puérile fanfaronnade, aux jeunes chercheurs africains : ‘’Si j’ai réussi à traduire en wolof tel texte supposé être d’une farouche abstraction, c’est parce qu’il n’y a rien de plus facile. Faites-le vous-mêmes dans vos propres langues !’’ Le moins que l’on puisse dire donc, c’est qu’en s’essayant pour une fois à l’humour, Souleymane Bachir Diagne a enfoncé une porte ouverte. Aurait-il voulu suggérer que la belle réputation de Cheikh Anta Diop est largement surfaite qu’il ne s’y serait pas pris autrement’’.
Pour Boubacar Boris Diop, le philosophe ne connaît pas assez le parrain de l’université de Dakar. D’ailleurs, c’est le seul texte qu’il lui connait et qui parle de Cheikh Anta Diop. Ce que réfute totalement Souleymane Bachir Diagne. D’abord, avance-t-il : ‘’Pourquoi dire que la traduction de la théorie de la relativité dans toute langue, en wolof en particulier, n’est pas aussi compliquée que la complexité et le caractère abstrait de la théorie le laisserait supposer ? Autrement dit, pourquoi est-il plus compliqué de traduire de la poésie que des sciences formelles ? La raison pour laquelle la difficulté de traduire est fonction directe du contenu empirique de ce qu’on traduit est qu’un formalisme logique est sa propre langue et se traduit tout seul. Quand vous traduisez une démonstration, vous ne traduisez pas le langage des signes dans lequel cette démonstration se conduit, mais le métalangage, le commentaire en langue naturelle qui accompagne la procédure. Vous traduirez «on en déduit que», «si je pose…», «alors il vient…» et non pas le déroulement de l’argument qui se passe dans un système de signes universels’’.
Ainsi, ajoute-t-il, ‘’une démonstration formelle conduite par une langue ourdoue au tableau sera comprise par tous ceux qui assistent à celle-ci sans connaître cette langue, pourvu qu’ils comprennent les procédures formelles écrites au tableau. Pourquoi donc dire que plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue formulaire, moins il est compliqué de la traduire ? Parce que c’est vrai. Faut-il donc s’interdire de dire ce que l’on tient pour vrai sur la traduction des systèmes formels ? Derechef, avons-nous affaire à une religion ?’’.
Par ailleurs, Boubacar Boris Diop note une divergence de vue entre le philosophe et Cheikh Anta Diop sur le choix d’une langue unique. Pour lui, il est ‘’infondé’’ d’attribuer cette pensée à l’auteur de ‘’Nation nègre et culture’’. ‘’Le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir, c’est de nous avoir servi quasi mot pour mot une resucée des spéculations insidieuses et insignifiantes d’un certain Fauvelle (‘’langue unique’’, ‘’jacobinisme’’ ‘’’Etat-Nation’’), ces propos si vains, en fait, que personne n’a jamais cru devoir les relever. Qu’un penseur aussi respecté – et à juste titre – que Bachir Diagne leur donne ainsi une seconde jeunesse laisse tout de même perplexe. Comme quoi, à force de vouloir mettre les sourieurs de son côté, on peut se retrouver dans la situation de l’arroseur arrosé’’.
Sur ce point également, le philosophe a apporté sa réponse. ‘’Alors qu’ils partagent tous les deux la même ferveur panafricaniste d’un nécessaire remembrement de l’Afrique, Ngugi Wa Thiong’o insiste pour dire que ce remembrement se fera dans le pluralisme linguistique, l’unité se faisant par la traduction, quand Cheikh Anta Diop insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification. Les deux positions se défendent dans une discussion honnête et celle qui considère une langue comme instrument d’unification est, en effet, la définition du jacobinisme. Je penche, pour ma part, pour le remembrement sur la base du pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction. Penser ainsi est commettre quelque crime de lèse-majesté ?’’, se demande M. Diagne.
Après cette réponse du philosophe, ceux qui suivent les échanges et en apprennent sûrement beaucoup attendent la réplique de M Diop. Heureusement que les deux intellectuels, même si de la douce violence se sent dans les propos pour qui sait lire, sont conscients qu’ils ne peuvent ne pas souffrir de contradictions. ‘’Le fait que l’on ne soit pas de l’avis de tel ou tel penseur ne saurait bien évidemment avoir rien d’anormal ou de choquant’’, écrit Boubacar Boris Diop. Alors que Souleymane Bachir Diagne soutient : ‘’Le fait que l’on ne soit pas de l’avis de tel ou tel penseur ne saurait bien évidemment avoir rien d’anormal ou de choquant.’’