Mouhamed Guèye est le président de l’Association pour la solidarité et la perfection créée en 2012 pour l’inhumation des corps inconnus à Dakar et dans quelques régions. Fosses communes, négligence des hôpitaux, irrespect de la dignité humaine, entre autres révélations, l’enseignant et prêcheur revient sur les motivations de ce bénévolat.
Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association ?
En découvrant l’existence des fosses communes, je ne pouvais ne pas agir. Tout a commencé un dimanche, en 2011. J’étais dans une mosquée de la place en train de traduire le Coran en compagnie d’un groupe. Je suis tombé sur un verset qui dit que nulle âme ne sait quel sera son sort devant Dieu.
Pour conforter ces propos divins, un homme âgé dans l’assemblée a fait un témoignage qui a choqué plus d’un. Il disait avoir assisté à un enterrement suspect et bizarre. Curieux, il avait demandé l’identité de ces personnes enterrées de façon inhumaine et la réponse avait été : ce sont des corps inconnus.
Ce jour-là, on a pris la décision d’aller vérifier, et s’il avérait qu’il existait bel et bien des corps non identifiés mis sous terre dans ces conditions, nous allions prendre la responsabilité de nous en charger.
Ainsi, j’ai commencé à creuser. Je suis allé d’abord au niveau des morgues des hôpitaux de Dakar. La réponse est restée la même : il y a bien des cadavres inconnus enterrés sans prière, ni toilette funéraire. Ensuite, je suis allé au cimetière de Yoff ; le gérant a confirmé qu’il pouvait recevoir jusqu’à 100 corps par mois. J’ai demandé qu’il m’appelle, afin que j’assiste à cet enterrement. Il a dit niet. Mais je suis resté opiniâtre. En rusant, j’ai eu la collaboration d’un autre responsable.
J’ai attendu trois mois avant de recevoir son coup de fil. En trombe, je me suis rendu au cimetière, mais le spectacle était affreux : une ambulance chargée à ras-bord de corps, prête à se décharger dans un grand trou. L’un d’entre eux m’a interpellé pour me dire que personne n’était autorisé à assister à l’enterrement. Ce jour-là, ils m’ont malmené, ils m’ont brutalisé, mais j’ai résisté. J’ai été sauvé par le bruit qui attirait la curiosité des gens. Multipliant ma présence par zéro, ils ont commencé à jeter les corps enveloppés dans des sachets noirs dans le trou. J’ai pu en dénombrer 28, sans compter les bébés. Fini leur sale besogne, ils m’ont menacé, avant de partir.
Nulle être humain ne mérite une fosse commune. C’est ce qui m’a motivé. Et, par la grâce de Dieu, de 2012 à nos jours, nous avons inhumé 800 corps inconnus à Dakar et dans quelques régions (Thiès, Saint-Louis Mbour, Diourbel, Louga).
Est-ce que l’association a un statut juridique ?
Bien sûr ! Après avoir assisté à cet enterrement inhumain, je suis allé voir le procureur de la République de l’époque, Ousmane Diagne. Il ignorait l’existence de telles ignominies dans ce pays. Il m’a demandé ce que je voulais faire. Je lui ai fait savoir que je voulais avoir l’autorisation pour m’occuper de ces corps non identifiés. Il m’a demandé un récépissé venant du ministère de l’Intérieur. Je ne me suis pas fait prier. Mais, malheureusement, le dossier avait été rejeté pour non reconnaissance. Neuf mois après, j’ai été contacté pour m’entretenir avec le préfet. Une discussion très houleuse, puisqu’il refusait de comprendre. Après moult explications, il a accepté de faire le récépissé. Comme convenu, je suis parti le remettre au procureur. Ce même jour, il m’a donné une lettre adressée aux directeurs des différents hôpitaux de Dakar, lettre qui prouve que l’association a la légalité de s’occuper des corps. J’ai réussi à avoir ces mêmes lettres auprès des procureurs des autres régions.
Pour transporter les corps, il faut une voiture. Il faut acheter aussi le linceul. D’où tirez-vous vos revenus ?
Certes. Quand nous commencions ce travail, nous n’avions même pas de voiture pour transporter les corps. On adressait des lettres à différentes mairies pour la location des corbillards. Il est même arrivé qu’on loue des cars. Ce n’est qu’en 2015 que la fondation Servir le Sénégal nous a appelés pour offrir une L200. Par la suite, deux corbillards se sont ajoutés. Elle (la fondation) nous donne aussi le linceul. Il y a aussi d’autres bonnes volontés comme une grande dame à qui je donnais des cours. Sinon, ce sont les membres même de l’association qui déboursent, selon leurs maigres moyens.
Mis à part cela, je précise qu’on ne reçoit l’aide de personne, ni autorités religieuses encore moins étatiques.
Comment reconnaissez-vous le défunt chrétien du musulman pour le rituel funéraire ?
De tous les noms qui ont été connus, il n’y a jamais eu de nom chrétien. Là, les choses sont plus simples. Donc, quand il n’y a pas de nom, beaucoup de facteurs vont intervenir. Premièrement, le Sénégal est un pays à 95 % de musulmans. Deuxièmement, à chaque enterrement, on peut avoir cinq musulmans dans le lot. Enfin, et surtout, je me base sur les préceptes de l’islam. Donc, même s’il y a des chrétiens parmi les musulmans, notre intention est bonne. Et Dieu saura reconnaitre qui est qui. Je pense que c’est mieux que l’ancienne pratique (fosse commune).
Est-il arrive qu’une famille se présente après un enterrement ?
C’est arrivé plus d’une fois. Quatre fois à Thiès. Mais elles sont toujours satisfaites. Elles nous remercient et formulent des prières à notre endroit. Une fois, on était sur le point de faire la prière d’un corps et la famille s’est pointée. Après les remerciements, ils ont récupéré leur corps pour l’amener à Touba. Dieu est grand. Il n’y a jamais eu des problèmes de ce genre.
Pouvez-vous nous dire quelle est la tranche d’âge pour les corps que vous recevez ?
Déjà, on reçoit tous types de corps ; ceux qui ont fait un accident, une noyade, des sans-abris, des étrangers. Très souvent, ce sont des personnes de plus de 40 ans. Et sur 20 personnes, il n’y a que deux femmes. Les bébés aussi sont très fréquents. Et le plus souvent, ce sont des mères qui accouchent, n’ayant pas quoi payer, et surtout sachant qu’elles ont mis au monde des mort-nés, s’enfuient. J’en ai eu ce cas-là. Il s’agissait de jumeaux.
En évoquant la noyade et l’accident de la route, vous faites allusion au genre de mort. D’où tirez-vous ces informations ?
Parfois, ce sont les gens de l’hôpital qui me le disent, surtout dans le cas des noyades. Mais nous-mêmes pouvons deviner la cause du décès, par l’état du corps. Certains sont carrément défaits. Et dans ces situations, il est impossible de faire la toilette mortuaire et l’utilisation du sachet est presque indispensable pour recoller les morceaux. J’insiste, on reçoit tous types de corps.