A l’instar du Cameroun où certains les appellent avec humour les ‘’unologues’’, le Sénégal a aussi ses adeptes de la lecture gratuite des Unes des quotidiens. Tôt le matin, on peut les voir s’agglutiner devant les publications exposées à certains coins de rue ou à des endroits stratégiques comme la devanture de l’Université Cheikh Anta Diop.
Insensibles au tohu-bohu des passants et des véhicules déversant interminablement devant le campus leurs flots des passagers, ils scrutent avec application les Unes des journaux. Aucune partie de la première page des publications exposées n’échappe aux yeux voraces de ces lecteurs d’un autre type : manchettes, oreilles, ventres et rez-de-chaussée.
Comme des lécheurs des vitrines d’un magasin, ils lisent et relisent, allant même jusqu’à se lancer dans des commentaires enflammés sur l’actualité du jour. Pendant ce temps, les plus hardis soulèvent d’un doigt furtif quelques pages de journaux que, désargentés, ils ne peuvent se payer.
Fatoumata Fall, une élève en classe de première, précise qu’elle ne fait pas partie des « lécheurs » de Unes, même si elle ne rate aucune occasion pour scruter les manchettes, surtout en ces débuts de vacances scolaires.
« C’est la manière dont les vendeurs exposent leurs journaux et les titres qui les composent qui m’attire le plus. Quand les titres sont en rouge, notre curiosité est ardemment suscitée », explique la jeune fille, ajoutant que généralement les vendeurs ne la chassent pas car croyant qu’à l’issue de son manège elle finira par se payer au moins un journal.
A sa décharge, Fatoumata révèle qu’il lui arrivait d’acheter des journaux à l’approche du BFEM pour se préparer au cas où elle tomberait sur un sujet de dissertation portant sur l’actualité.
Babacar Ndiaye, lui, est un passionné de l’information. Etudiant de 3e année en droit à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, il rêve de devenir journaliste, d’où son amour pour les journaux. Qu’il peut se payer quand il n’est pas fauché et, à défaut, scruter comme n’importe que « lécheur » de Unes.
A ce propos, il raconte qu’un jour qu’il parcourait des yeux les manchettes de la presse, le vendeur qui était en train de compter sa recette en prit ombrage et le lui fit savoir. « J’étais énervé qu’il m’ait pris pour un voleur et pour ne pas lui donner raison et laver mon honneur j’ai acheté deux journaux».
Quoiqu’il en soit l’attroupement devant les kiosques ne laisse pas indifférents les vendeurs de journaux qui sont obligés de faire avec, à l’instar de Bocar Sy. « J’ai de fidèles clients qui viennent régulièrement acheter des journaux. Par contre, certaines personnes ne viennent que pour regarder les titres et puis repartir », indique M. Sy. Casquette vissée sur la tête pour se protéger de l’ardeur des rayons du soleil, il surveille du coin de l’œil certains de ses journaux qu’il a étalés à même le sol, à la convoitise des acheteurs et…des « lécheurs » de Unes dont certains se baissent pour mieux lire les manchettes.
Bocar Sy qui vend presque tous les nombreux titres de la presse sénégalaise, a l’habitude de mettre en exergue L’Observateur. Et pour cause, ce journal phare du Groupe futurs médias (GFM) de l’artiste-chanteur Youssou Ndour est le plus demandé par ses clients.
Une assertion que confirme cet habitant rencontré devant un kiosque à journaux : « Beaucoup de Sénégalais n’achètent que L’OBS. Les autres journaux sont aussi achetés mais pas au même rythme. Et hormis L’OBS, le quotidien sportif Stades est le plus acheté ».
Si Bocar Sy attitre acheteurs et « lécheurs » des Unes des journaux grâce à sa méthode consistant à étaler ses produits à même le sol, il reste que cette technique de vente a fini par se populariser et est revendiquée par Ablaye Diop, un vieux vendeur officiant sur l’avenue Cheikh Anta Diop.
« Je suis là depuis 10 ans. Avant, les vendeurs de journaux mettaient leurs produits sur des tables. C’est moi qui ai commencé l’étalage (à même le sol) de journaux, car ce n’était pas aisé de les porter à temps plein dans la rue », soutient M. Diop qui, se rappelant le bon vieux temps, souligne qu’il a eu à vendre de « très bons journaux » comme Cafard Libéré, Sopi, Le Soleil et Walfadjri.
Différemment des deux premiers titres qui n’existent plus, les deux autres sont toujours dans les kiosques où ils sont rejoints par une multitude de nouveaux titres qui font de la presse sénégalaise l’une des plus foisonnantes de la sous-région. Cette richesse explique en partie la prolifération des lécheurs des Unes qui sont alléchés par la diversité des sujets abordés en première page des publications.
Sur l’origine de ces « parasites » des journaux, Ablaye Diop croit savoir qu’elle est liée à l’apparition au début des années 2000 de journaux spécialisés dans les faits divers tels que Mœurs et autres Tolof-Tolof. Autre explication avancée par le vieux vendeur de journaux qui s’appuie sur son expérience : la mise en vente de Sunulamb, un journal spécialisé en lutte sénégalaise qui surfe sur le succès phénoménal de cette discipline traditionnelle. Tout le monde, y compris les illettrés, trouve son compte dans ce journal abondamment illustré par les images des mastodontes des arènes sénégalaises.
Ces raisons parmi tant d’autres font dire au vieux vendeur que ses compatriotes, acheteurs de journaux ou « lécheurs » de Unes, sont attirés par les nombreux journaux proposés chaque matin à leur convoitise.
Docteur Sahite Gaye, spécialiste sénégalais de la communication des organisations, a son idée sur cette attirance des journaux. « La Une d’un journal peut être considérée comme sa vitrine. De ce fait, dans sa conception, les éditeurs adoptent la technique classique du marketing : ‘’Attirer’’… De même, il ne faut pas perdre de vue que l’image attire, c’est un média immédiat ».
A la question de savoir pourquoi beaucoup sont attirés mais n’achètent pas, Ablaye Diop lance sur un ton ferme : « les Sénégalais n’ont pas la culture d’acheter des journaux. Ils ne suivent que la mode. Leurs achats sporadiques ne sont guidés que par les grands évènements ».
Faisant dans la comparaison, il évoque le manque d’instruction pour souligner qu’en Côte d’Ivoire où l’usage de la langue française est plus fréquent, on achète davantage de journaux qu’au Sénégal. Si l’on sait que les journaux sont écrits dans la langue de Molière et que les Sénégalais parlent plus celle de Kocc Barma (sage de la langue wolof) on comprend bien le constat que fait Ablaye.
Pour sa part, Dr Gaye, enseignant au CESTI, préfère rester prudent, au motif qu’il ne dispose pas «de données fiables ou d’études sur cette question ». « Il va falloir, ajoute-t-il, se focaliser plus sur l’observation directe pour se rendre compte qu’ils (Sénégalais) sont friands des contenus des journaux. (Mais) comme tout peuple, ils restent dépendants de l’information sensationnelle, des scandales, de la politique, du sport ».
Dans tous les cas, une explication de ce phénomène devrait «mettre en rapport les titres et les autres modes de consommation d’information de ces lecteurs », à travers notamment les « revues de la presse » radiophonique, relève Dr Gaye, tout en soulignant la nécessité de « relativiser, (parce que) la réalité au Sénégal est différente de l’espace dont parlait Habermas (théoricien allemand en sciences sociales) : un espace rationnel, de dialogue de délibération, égalitaire… ».