Le Parquet national financier estime qu’au sein de l’IAAF, Lamine Diack, alors président, et certains de ses proches avaient mis en place ‘’un système d’une efficacité redoutable spécialisé dans la corruption, le blanchiment et le détournement de fonds’’.
Des tribunes officielles des plus grands stades aux couloirs aseptisés du Palais de justice de Paris, Lamine Diack, quatrevingt-cinq ans, ex-grand manitou de l’athlétisme mondial, aura tout connu. Le Parquet national financier (PNF) vient de demander son renvoi devant le tribunal dans une vaste affaire de corruption présumée destinée à couvrir des cas de dopage d’athlètes russes. Démarrée à l’été 2015, l’instruction menée par le juge Renaud Van Ruymbeke a abouti à la mise en examen de Lamine Diack, de l’un ses fils, Papa Massata Diack, d’un avocat, Me Habib Cissé, et de l’ancien patron de l’antidopage à la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), Gabriel Dollé. Deux ressortissants russes, Valentin Balaknichev, ancien président de la Fédération d’athlétisme de son pays (ARAF) mais aussi ex-trésorier de l’IAAF, et Alexeï Melnikov, ex-entraîneur national du fond russe, sont aussi poursuivis par la justice française et sous le coup d’un mandat d’arrêt depuis le mois de janvier.
Dans son réquisitoire définitif, dont L’Équipe a pris connaissance, le PNF se montre sans concession. ‘’Pendant plusieurs années ces individus étaient parvenus à installer au sein de l’IAAF un système d’une efficacité redoutable, spécialisé dans la corruption, le blanchiment et le détournement e fonds’’, assène Jean-Yves Lourgouilloux, procureur de la République financier adjoint au sein du PNF, en charge de ce réquisitoire.
Mis au jour fin 2014, ce scandale, dont les ramifications ont conduit à l’ouverture d’un second dossier de corruption présumée concernant l’attribution des JO de Rio et Tokyo, mêle dopage institutionnalisé, intérêts financiers et droits de retransmission télé portant sur des dizaines de millions d’euros. À l’époque, une marathonienne russe du nom de Liliya Shobukhova s’oppose à sa Fédération nationale qui souhaite la sanctionner pour dopage à l’EPO. L’athlète assure avoir été contrainte de se « charger » à la demande de celle-ci. Celle par qui éclate le scandale n’en reste pas là. Elle affirme aussi avoir obtenu l’assurance de ne pas être sanctionnée en échange du versement de 450 000 € en espèces à des dirigeants de l’ARAF. Elle finira par récupérer 300 000 € et sera finalement suspendue. L’affaire est alors révélée par L’Équipe et la chaîne de télé allemande ARD. Très vite, outre cette marathonienne, vingt-deux autres noms d’athlètes russes suspectés de s’être dopés et d’avoir bénéficié d’une « protection » afin de pouvoir continuer à concourir sont portés à la connaissance de l’Agence mondiale antidopage (AMA) puis de la justice française. « Au final, en raison de l’inaction
conjuguée de l’ARAF et de l’IAAF, six athlètes soupçonnés de dopage, dont Liliya Shobukhova, avaient pu participer aux JO 2012 de Londres », souligne encore le magistrat du PNF dans son réquisitoire.
Papa Massata Diack réfugié au Sénégal
En novembre 2015, Lamine Diack et son conseiller juridique, Me Habib Cissé, sont interpellés en France. Le président de l’IAAF reconnaît avoir passé un accord avec Valentin Balakhnichev afin de « retarder le processus de sanction des athlètes russes en échange d’une somme de 1,5 M€ ». Une somme destinée à financer, selon l’ex-président de l’IAAF, la campagne électorale au Sénégal en 2012, notamment la « bataille de Dakar ».
Lamine Diack est ensuite revenu sur ses déclarations. L’avocat, lui, assure n’avoir rien commis d’illégal. Suspecté d’avoir endossé le rôle d’intermédiaire entre l’IAAF et l’ARAF, il a été mis en examen pour corruption passive avant d’être incarcéré, à l’automne 2016, pendant douze jours. Un autre membre de la famille Diack est visé par l’enquête déclenchée en France : le fils, Papa Massata (PMD). Devenu incontournable dans la négociation des droits marketing de l’IAAF, il est soupçonné de s’être «rapproché des autorités sportives russes […] pour négocier contre paiement la protection » des athlètes ciblés pour dopage. Réfugié au Sénégal et sous le coup de plusieurs mandats d’arrêt, PMD, présenté comme « l’homme de confiance » de son père, n’a jamais répondu aux convocations de la justice française.
Pour autant, « plusieurs éléments de l’enquête corroborés par des documents fournis par l’IAAF elle-même, démontraient qu’en sa qualité de président Lamine Diack avait mis en place un système permettant de détourner des fonds au préjudice de l’IAAF par l’intermédiaire de son fils […] », estime le PNF. L’étude des dépenses de PMD a notamment mis en exergue l’achat de montres et de bijoux pour un montant de 2,5 M€ en l’espace de quelques années, « signe d’un train de vie exceptionnel », pointe la justice française, qui a aussi ordonné la saisie d’un compte bancaire détenu par Balaknichev, l’ancien président de l’ARAF et trésorier de l’IAAF, présentant un solde créditeur de 1 895 374,06 €. À l’été 2014, ce dernier avait adressé un courriel explicite – que L’Équipe a pu se procurer (voir ci-dessus) – à Me Habib Cissé, conseil de Lamine Diack, dans lequel il exposait crûment la nature des relations entre la Fédération d’athlétisme russe et plusieurs dirigeants de l’IAAF. Sollicités à ce sujet, Lamine Diack, Gabriel Dollé et Me Habib Cissé n’ont pas « souhaité s’exprimer ». Le juge Van Ruymbeke devrait, d’ici à la fin du mois de juin, rendre son ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel des principaux protagonistes présumés de cette affaire hors norme.
Diack tourne en rond
Dans l’attente de son procès, l’ancien président de l’IAAF passe le temps chez un de ses fils, en banlieue parisienne. Amer et combatif. Lamine Diack va fêter demain ses 86 ans. Pas comme il l’aurait imaginé il y a quelques années. « Ça fait trois ans et demi que je suis ici », peste-t-il. Ici, c’est chez un de ses fils dans la banlieue parisienne. Nous l’y avons joint pour lui demander une interview sur l’affaire qui porte son nom et lui vaut d’être mis en examen pour corruption active et passive, blanchiment et abus de confiance. Il a demandé à ce que nous lui envoyons nos questions par courriel. Il verra s’il y répond. Ou pas.
À l’autre bout du fil, l’ancien président de l’IAAF semble en forme. La voix est alerte, le débit rapide. Dans une conversation qui est surtout un monologue, il ne parle pas de l’affaire mais laisse parfois percer son indignation. Depuis que le juge Van Ruymbeke l’a mis en examen le 4 novembre 2015 et privé de son passeport, il ne peut plus quitter la France. « S’il n’y avait pas mon fils qui a un appartement ici, je ne sais pas ce que je ferais », dit-il. Il se souvient avec amertume de son arrivée à Paris quelques jours avant sa convocation chez le juge. Il répondait à une invitation du CNOSF. « On m’avait demandé de venir parler du sport francophone, de m’adresser à des dirigeants français pour voir comment préparer la candidature (de Paris aux Jeux 2024), rappelle-t-il. Ça m’avait rendu malade que Paris n’ait pas eu les Jeux 2012. Il faut être con pour avoir gagné la Coupe du monde au Stade de France et perdre les Jeux devant Londres. » Ayant manifestement le sentiment d’avoir été piégé, attiré dans l’Hexagone d’où il ne peut plus partir, il garde rancune au comité olympique français : « Ils m’ont invité et ils ont disparu ! Ils ne sont même pas venus me dire, “Lamine, on regrette ce qui s’est passé, on est à Paris, on prend un café ?” »
“Je ne veux pas me cacher, je veux laver mon nom’’
Diack n’a pourtant pas été lâché par ses proches, sénégalais mais pas que. « Mes amis, Michel Jazy, me disent si tu veux des témoignages… Je leur dis, je ne vais pas vous embarquer dans des histoires comme ça. On m’a invité à venir sur la côte Basque. J’ai 85 ans, je ne vais pas me balader là-bas, je reste tranquillement ici. » Il regrette surtout de ne pas avoir été autorisé à descendre à Monaco, en partie parce qu’il pense qu’il aurait pu y trouver des documents pour sa défense. « Mes bagages à Monaco, on les a mis dans des cantines, on les a jetés quelque part. Mon bureau à Dakar, on l’a vidé, même chose. Je n’ai pas de documents, je n’ai rien. » Alors que son procès pourrait avoir lieu avant la fin de l’année, il espère pouvoir revoir bientôt son pays. « Mon frère a 100 ans dans trois mois. J’ai dit : “Laissez-moi y aller”. On m’a répondu : ‘Vous ne reviendrez pas, vous allez vous cacher’. Je ne veux pas me cacher, je veux laver mon nom. »