Mamy Tall nous donne rendez-vous au restaurant La Calebasse aux Mamelles. Ce n’est pas un hasard ! Elle veut nous montrer le bâtiment en face : une immense bâtisse en terre imaginée par l’architecte Moctar Ba. Selon elle, il s’agit d’un des plus beaux exemples de construction en terre en zone urbaine dakaroise. En effet, Mamy Tall, elle-même architecte, milite fortement pour ce type de construction, écoresponsable et locale. « La terre est un matériau disponible et adapté à notre climat. Pourtant, elle est stigmatisée et associée à la pauvreté et aux villages, regrette-t-elle. Les idées reçues sont nombreuses à son sujet, alors qu’il existe de nouvelles techniques de modernisation de la terre, qui, bien utilisées, remplacent très avantageusement les produits industrialisés, tels que le ciment ou le béton ».
Née à Dakar en 1992, Mamy Tall a grandi avec sa famille à Lomé au Togo. Lors des vacances, elle revenait régulièrement au Sénégal. Lorsqu’on lui demande quel regard elle porte sur le développement respectif du Togo et du Sénégal, elle soulève la question de la définition du développement : parle-t-on de développement économique, social ou environnemental ? Le développement d’un pays, est-ce seulement ce qui est visible ? « Si au niveau des infrastructures, le Sénégal est plus avancé, en termes de réflexions liées à l’environnement, à la prise en compte des espaces verts, de la pollution, et des espaces naturels, je pencherais plutôt pour le Togo » analyse-t-elle.
Après son bac, elle part faire ses études au Canada. Depuis l’âge de 10 ans, elle rêvait de faire des études d’architecture. « Je voulais dessiner et créer de belles choses » se souvient-elle en souriant. Ses parents l’ont poussé à poursuivre ses envies. « Dès l’âge de 14-15 ans, j’ai pu faire des stages à Dakar chez ATEPA Goudiaby, grand architecte sénégalais qui m’a également poussé dans cette voie. Je regardais les logiciels, les planches de dessins, la façon dont on répondait à un appel d’offres. Ces expériences m’ont confortée dans mon envie de choisir ce métier ».
« Partir au Canada, c’était expérimenter autre chose, avoir la chance d’avoir une plus grande ouverture d’esprit, de réfléchir à des problématiques d’aménagement, d’environnement et d’urbanisme auxquelles l’Afrique sera inévitablement confrontée dans quelques années ». Au début, ils sont cinq étudiants africains dans sa promotion (quatre marocains et elle). « Il y avait beaucoup d’entraide entre nous. Puis à la fin de mon cursus, je me suis retrouvée la seule femme africaine et noire de ma promo. Forcément on me repérait ! Cela m’a incité à toujours me surpasser pour laisser une bonne impression. Durant toutes ces années d’études, j’étais en challenge perpétuel avec moi-même » se souvient-elle. La première année, cela a été difficile car les étudiants canadiens avaient déjà étudié certaines matières. « J’ai dû rattraper mon retard, j’ai eu l’impression que je devais constamment prouver que je méritais d’être là ».
En parallèle de ses études, elle fait plusieurs stages, dont l’un chez ZAA à Montréal. Elle se rappelle également d’un professeur chercheur qui l’a marqué « Jean-Pierre Chupin est un architecte génial, il dirigeait un laboratoire d’études, le LEAP (Laboratoire d’Etude de l’Architecture potentielle). De l’architecture expérimentale qui repousse les limites de la réalité avec une vision sur les problématiques futures. JP nous poussait à développer notre créativité, à imaginer des projets un peu fous comme des ponts habités. A chaque fois, il nous incitait à répondre à la question suivante : quel problème de société règles-tu avec ce projet ?».
Pour des raisons familiales notamment, elle décide de rentrer à Dakar en 2017. Depuis un an et demi, Mamy Tall travaille pour l’agence de gestion du patrimoine bâti de l’Etat (AGPBE) où elle est architecte chef de projet, notamment sur le plan de revalorisation des bâtiments publics de la ville de Saint-Louis, « un projet passionnant ». « Je suis surnommée l’activiste par mon boss, s’amuse-t-elle, car je dis ce que je pense. J’ai envie de faire passer mes convictions, mes idées et mes idéaux. Cela peut paraître contradictoire, en tant qu’entrepreneur, de travailler dans le public, mais je suis convaincue que c’est de l’intérieur que l’on peut faire bouger les choses, avoir de l’influence et développer son réseau ».
Elle profite aussi de cette position privilégiée pour faire découvrir des bâtiments peu accessibles à travers ses réseaux sociaux, telle que la 2ème sphère ministérielle de Diamniadio. « En revanche, il existe beaucoup de problèmes urbanistiques à régler concernant la nouvelle ville de Diamniadio. L’homme n’a pas toujours été mis en centre de ce projet » regrette-t-elle.
Selon elle, l’architecture c’est bien plus que de faire des bâtiments, c’est une vision, une façon de voir les choses. « C’est trouver des solutions, être créatif, faire de l’art, améliorer les conditions de l’homme en s’inspirant d’une discipline (l’architecture). C’est pour cela que j’aime aussi faire plein d’autres choses : des clips, de la photo, de la vidéo, du design graphique, des décors etc. Pour moi, toutes ces activités sont liées ». Mamy est également passionnée par la mode et le stylisme. « J’aime être atypique, originale, oser des tenues, sans tenir compte du regard des gens, mais au contraire, susciter leur curiosité, les questions. Les vêtements c’est la façon la plus littérale de s’exprimer » estime-t-elle. Elle suit avec beaucoup d’intérêt les stylistes sénégalais dont certains sont devenus des amis : Khadija Ba (L’artisane), Papi Wane (Mwami), Milcos (Nio Far), Selly Raby Kane, etc, « Des gens qui me stimulent et qui, artistiquement ne se mettent aucune limite ».
Par ailleurs, en 2015, avec deux amis, Papi Wane et Seyni Ba, ils décident de lancer Dakar Lives sur Instagram. Marouane Gasnier et Olivia Ndiaye vont par la suite rejoindre l’équipe. « L’idée était de réunir sous un même compte toute la communauté de créatifs au Sénégal et de favoriser la promotion de la culture et des paysages sénégalais » explique Mamy Tall. L’objectif est également de favoriser les collaborations, les projets communs et la mise en relation avec les entreprises « Nous voulions montrer un Sénégal inspirant et de façon plus globale, changer le regard porté sur l’Afrique sur la scène internationale » poursuit-elle. Aujourd’hui, Dakar Lives est suivi par 84 000 personnes, et a été décliné au Maroc, en Guinée Conakry, au Mali et au Togo. Prochaine étape : la Côte d’Ivoire. Les fondateurs travaillent actuellement sur une application mobile pour proposer de bons plans et des expériences personnalisées. Depuis l’équipe s’est agrandie et les tâches réparties, Mamy Tall étant responsable de la direction artistique de Dakar Lives. Très active sur les réseaux sociaux, elle estime que ceux-ci lui ont permis de gagner confiance en elle et d’affiner ses engagements. « Sur Instagram, je fais passer mes idées et partage mes coups de cœur. Je reçois beaucoup de messages encourageants, cela me porte ».
Un dernier regard admiratif vers la maison en terre de Monsieur Ba et Mamy Tall repart vers ses multiples vies et envies !
Les architectes qu’elle admire : Virgil Abloh, Ricardo Bofil, Le Corbusier, Patrick Dujarric, Tadao Ando, Renzo Piano, Francis Kere, David Adjaye, Koffi et Diabate, Kunle Adeyemi, Luis Barragan, Hassan Faty, Doudou Dème.
Ses coups de cœur architecturaux au Sénégal : la maison de Moctar Ba, l’hôtel Le Sokhamon, la maison de Senghor à Dakar, le palais de Djily Mbaye à Louga, le palais inachevé de Ndiouga Kebe à Touba
Son coin secret à Dakar : derrière le Palais présidentiel, sur la petite corniche, il existe un endroit bien calme et sans bruit. "J’adore y aller !"