Auteur de l’ouvrage ‘’Indigènes, visages oubliés de la France occupée. A la découverte… ‘’ dans lequel elle aborde, au chapitre 11, le camp Thiaroye, Armelle Mabon parle de ce massacre, dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’. L’historienne évoque ‘’un maquillage flagrant de la vérité’’ et dénonce le refus de l’Etat français de mettre à disposition toutes les archives du camp Thiaroye. C’est pourquoi elle en appelle à la responsabilité du gouvernement sénégalais.
Vos travaux de recherche donnent une version complètement différente de celle des autorités françaises, des faits qui se sont déroulés au camp Thiaroye, en décembre 1944. Vous parlez même d’un mensonge d’Etat. Qu’avez-vous découvert concrètement ?
Grâce à des archives fouillées à Londres et aussi celles du navire britannique ayant ramené les tirailleurs sénégalais de France à Dakar, j’ai découvert une succession d’obstructions à la manifestation de la vérité sur un crime commis. En effet, ce n’était pas du tout une mutinerie, ni une rébellion armée, comme on veut nous le faire croire. Il ne s’agissait pas non plus d’une revendication illégitime. Les tirailleurs sénégalais n’étaient pas armés, donc, en fin de compte, ils n’ont à aucun moment pu ouvrir le feu. Thiaroye, c’est un crime de masse prémédité avec une spoliation des soldes des ex-combattants. Et cet argent est resté dans les caisses de l’Etat français. Le nombre de morts a été également camouflé y compris le lieu de la sépulture. Il se trouve que les corps ont été enterrés dans des fosses communes du camp. Les victimes de Thiaroye ne sont pas 35. On a minoré le nombre de rapatriés de 400 hommes pour sans doute cacher l’effectif des victimes compris entre 300 et 400. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais Sembène Ousmane, dans une interview de 1998, a avancé 380 morts. Ce qui correspond à peu près à cette diminution du nombre de rapatriés.
Vous avez évoqué dans vos écrits l’absence de certains documents importants dans cette recherche de la vérité…
Tout à fait. En recoupant les témoignages des familles des victimes et des condamnés, j’ai réussi à prouver qu’il y a des écrits sur la cartographie des fosses communes, la liste des rapatriés, celle des victimes. L’armée française faisait des appels quotidiennement. Donc, ces listes existent bel et bien. Les documents attestant de la perception des soldes de ces combattants. Il est aujourd’hui impossible d’accéder à tout ce bloc d’archives. Personnellement, ce n’est qu’en 2014 que je me suis rendue compte que j’ai travaillé avec des documents falsifiés, après mes propres investigations. Cause pour laquelle j’ai publié un compte rendu en 2014 et mon livre a été réédité en mai 2018. J’ai donc saisi la justice pour obliger le ministère de la Défense et celui des Forces armées à me donner ces archives, d’autant plus qu’il y a une dérogation générale sur les archives de Thiaroye signée depuis 2014.
Selon vous, pourquoi cet acharnement de l’Etat français à vouloir maquiller les faits ?
A l’époque, De Gaulle était en conclave avec Roosevelt où il vantait les mérites de la France qui, surtout, venait de tenir en échec l’Allemagne. Ainsi, le gouvernement français n’avait vraiment pas intérêt à ce que le monde soit informé du massacre qu’il y a eu au camp Thiaroye. Il a donc demandé que les choses soient étouffées.
Visiblement donc, l’acte hautement médiatisé du président François Hollande de remettre les archives du camp Thiaroye à son homologue Macky Sall n’a pas servi à grand-chose…
La France aurait pu saisir cette occasion pour dire au monde ce qui s’est réellement, reconnaître les faits et s’enlever ainsi un poids historique. Mais non, le mensonge d’Etat a été réitéré en 2014 par des archives qui sont des récits construits pour faire croire à tous la thèse de la mutinerie, ce qui est totalement faux. François Hollande, quand il a remis ces documents, s’est juste contenté de dire qu’effectivement, les morts n’étaient pas dans des tombes, qu’on ignorait le lieu où se trouvaient les corps et que les ex-combattants n’avaient pas perçu leur dû. Voici un pas, un tout petit pas vers l’avant même.
Je pense qu’il aurait dû aller beaucoup plus loin. A mon avis, l’ex-président français n’a pas tout simplement voulu aborder la réparation aux familles des victimes. Et cela n’est pas normal, parce que cet argent est resté dans les caisses de l’Etat. François Hollande n’a donc pas reconnu le massacre de Thiaroye. Les faits tels que racontés dans ces documents sont faux. Heureusement que j’ai pu, en tant qu’historienne, entrer en possession d’autres archives qui démontrent l’opposé des archives officielles. De plus, ces archives sont consultables en France, mais pas ici, parce que le président Macky Sall n’en a pas encore autorisé l’accès. Vous vous rendez-compte ? C’est tout bonnement paradoxal.
Qu’en est-il de ces photographies dont vous parliez en 2014 et qui, selon vous, peuvent montrer la vérité ?
En effet, à Londres, j’ai appris que l’armée américaine a pris des photos du massacre de Thiaroye. Une fois aux États-Unis, je n’ai pas pu voir ces photos dans les archives diplomatiques américaines, mais je pense qu’elles pourraient faire partie de tous ces documents impossibles d’accès, jusque-là gardés par le gouvernement français.
Depuis la sortie de votre livre en 2010, à votre article en 2014, avez-vous bénéficié d’un soutien du gouvernement sénégalais ou d’une quelconque réaction ?
Je sens l’intérêt de la société civile, d’artistes musiciens originaires de Thiaroye comme Matador. Cependant, ces derniers ne peuvent prendre aucune décision. Le Covart (Comité pour la valorisation des archives de Thiaroye 44) a organisé un colloque, les 18 et 19 décembre, sur la base d’archives de 1988 remplies de contradictions. Nous sommes en 2018 et ils savent qu’il existe d’autres documents, ils auraient donc pu m’associer à leurs travaux, puisque j’ai en ma possession d’autres documents et j’en ai lu beaucoup. Cela n’a pas été le cas et c’est dommage que l’Etat du Sénégal cautionne ce genre de choses.
Justement, qu’attendez-vous de l’Etat du Sénégal ?
J’exhorte le président Macky Sall à faire un repérage des fosses communes et à exhumer les corps des victimes. Le camp Thiaroye est sur le territoire sénégalais. Ce n’est plus une colonie française, c’est donc à l’Etat sénégalais de rétablir la vérité. Le président devrait comprendre que cela est un devoir moral. Macky Sall doit vraiment avoir ce courage politique qui sera sans aucun doute salué partout dans le monde, au risque de passer pour un sujet de la France. Ce qui s’est passé dénote d’un racisme institutionnel. Des officiers blancs n’auraient jamais été enterrés dans des fosses communes. Les familles des victimes attendent réparation, tous ces tirailleurs condamnés pour un crime qu’ils n’ont pas commis doivent être reconnus non coupables. C’est tout un symbole, il faut que justice soit faite. Cette exhumation pourrait annuler le procès de ces 34 hommes innocents.