Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, détenteurs du commerce traditionnel et consommateurs ayant l’embarras du choix ont des vues très opposées sur l’arrivée du géant français de la distribution.
Mama Mbacké exhibe une coupure de 500 F Cfa jaunie et deux pièces de 100 F Cfa. ‘‘Depuis ce matin, c’est tout ce que j’ai réussi à vendre’’, se désole-t-elle. L’argent est enfoui sous une petite couverture en toile de son étal en bois où sont disposés, pêle-mêle tomates, courgettes, concombres, aubergines, persils chinois, oignons verts, carottes… Bref, son gagne-pain depuis plus d’une dizaine d’années qu’elle s’est fait vendeuse à Yoff. Depuis quelque mois, c’est devenu un gagne-petit pour cette veuve de 58 ans. Elle exhibe également un bouquet de feuilles de salade qui n’est plus de première fraicheur. Elle accuse le coup et pointe du doigt la chaine de distribution française, Auchan, d’être à l’origine de la mévente qu’elle subit depuis plus d’une année.
‘‘Je ne vends plus rien. Mes clients habituels passent désormais devant moi avec des sachets bien remplis, sans aucun égard pour tout ce qui nous avait liés avant la venue de cette marque’’, se plaint-elle. A ses côtés, le tenancier d’un magasin barbu est trahi par son accent lébou. ‘‘C’est une œuvre de salubrité publique de faire dégager cette chaine’’, avance-t-il. Bientôt, toute la demi-douzaine de personnes oublia éventails et pochettes pour venir se joindre unanimement aux griefs de la dame. Satisfaite de ce soutien, Mama, enveloppée dans un voile bleu et adossée à une colonne en marbre du magasin, reste toutefois lucide. ‘‘Je continue à m’en sortir, mais si les clients continuent de dévier, je serai dans l’obligation de fermer. C’est sûr que je m’achemine, car je n’ai plus de capital pour réinvestir dans mon petit commerce’’, lance-t-elle dans une sentence froide qu’un petit sourire égaie.
Son avis est pratiquement partagé par le boutiquier Omar Sidibé. Dans son petit espace bien achalandé près du centre aéré de la Bceao, les denrées alimentaires et autres articles de consommation courante sont entassés comme des sardines, alors que le comptoir laisse à peine assez de marge aux acheteurs. ‘‘Oui, certainement que quelques-uns de mes clients vont à Auchan. D’autres en cachette, ce qui est ridicule. Dans l’ensemble, on sent bien que la clientèle nous déserte. Sur le long terme, ça va être compliqué’’, avance-t-il entre deux services à des clients. Ces inquiétudes dans le microcosme yoffois sont pratiquement similaires dans toutes les zones où l’implantation d’Auchan a redéfini les règles de la transaction commerciale.
Pourtant, le marché sénégalais n’est pas encore la cible des grandes enseignes, à l’image de la confrontation Auchan-Casino-Carrefour en France. Un marché tellement étriqué qu’il n’existe pas de données-pays du cabinet d’études Kantar Worldpanel le concernant, alors que la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Kenya et l’Egypte ont des fiches sur les habitudes de consommation de leurs classes moyennes. L’attrait de la marque est peut-être dû au fait que les pays en voie de développement sont en train de de prendre le relais des pays développés. En 2016, les marchés émergents ont connu une croissance de 34 milliards de dollars, alors que ceux des pays développés ont accusé un chiffre qui décolle à peine : 8 milliards, selon Kantar.
Le directeur général d’Auchan Retail Sénégal a avancé une motivation plutôt terre-à-terre sur la présence. ‘‘Le groupe avait l’ambition d’étudier son implantation en Afrique. On a choisi le Sénégal pour sa stabilité politique et économique’’, avait avancé Laurent Leclerc dans une interview au site ‘’leral.net’’.
En attendant une règlementation sur les distances standard entre deux magasins d’une même enseigne, l’implantation de ces grandes surfaces inquiète beaucoup les boutiquiers et les grossistes établis dans la nouvelle zone d’influence de ce ‘‘monstre’’. Auchan Retail Sénégal n’est certainement pas la seule chaine de distribution, mais son développement tentaculaire et fulgurant, en quatre ans (25 magasins de dimensions différentes, rachat de Citydia, 1 500 collaborateurs employés) interpelle ses vis-à-vis. Dans cette rue très commerçante de la commune de Yoff, un magasin Auchan, un autre à l’enseigne de Leader Price, la boulangerie-pâtisserie-viennoiserie-restaurant Al Mahdi et la superette Lux’Store se tiennent dans un mouchoir de poche. Dans cette supérette justement, où l’on répond pourtant aux standards de la distribution moderne, des appréhensions surgissent sur le développement du concurrent Auchan qui a récemment ouvert une autre succursale pas très loin.
‘‘Avec leur magasin de Yoff, on s’en sortait assez bien. Mais depuis l’ouverture de celui de Nord-Foire, on est complètement étouffé’’, se résigne la gérante Thiama Pène. Elle trouve évidente la baisse du chiffre d’affaires, conséquence d’une préférence des clients pour Auchan. Ce dernier a amalgamé un modèle intermédiaire entre la distribution moderne coûteuse et le commerce traditionnel sans confort. ‘‘On s’est rendu compte qu’il y avait une opportunité pour créer un nouveau modèle. On a structuré l’entreprise pour ne pas vendre cher’’, a expliqué sur le site ‘’leral’’ le directeur Laurent Leclerc.
La ‘‘revanche’’ des consommateurs
Résultat ? Les consommateurs exultent d’avoir l’opportunité de s’embarrasser de multiples choix. Entre la disponibilité de produits nouveaux, l’hygiène, la qualité, et bien sûr les prix compétitifs, le commerce de quartier est vite ringardisé. ‘‘Dans les boutiques, les marchandises sont ciblées. J’ai acheté un avocat ici. Est-ce que je peux l’acheter dans une boutique ? Non !’’, explique un professeur dont deux sachets blancs lui pendent aux mains. Après ses achats à Auchan-Yoff, il exhibe un avocat acheté par simple lubie, dira-t-il, pour montrer la différence. Est-ce que vous avez le choix dans une boutique traditionnelle ? Son ton est plus modéré, moins virulent que celui de ce policier qui s’apprête à prendre sa voiture. ‘‘Les conditions d’acquisition des produits dans les rayons d’Auchan et dans ceux des boutiques sont différentes. L’hygiène est plus qu’importante’’, déclare-t-il.
Un autre paramètre très déterminant pour le client : les prix compétitifs de la marque sur les produits de consommation courante. ‘‘Moi, je ne me pose même pas de questions. Vouloir comparer les prix bas d’Auchan à ceux des boutiques et des commerçants, c’est faire preuve de mauvaise foi’’, exulte celui qui se fait appeler Am’ Poulo.
Lui n’a aucun regret à rendre au commerce habituel la monnaie de sa pièce. Au temps de leur monopole, c’était des hausses de prix à chaque approche de fête. Maintenant qu’il y a une concurrence qui arrange le client, ils crient à l’injustice. C’est leur problème. Auchan reste !’’, poursuit-il dans une démonstration de satisfaction non feinte. Degré ultime de ce bouillonnement polémique, les réseaux sociaux s’enflamment littéralement entre des consommateurs pro-Auchan très nombreux - dont les commentaires sont parfois très désobligeants contre les tenanciers non-sénégalais du commerce traditionnel - et des anti-Auchan constitués principalement d’activistes et de commerçants.
Les scènes de longues files à Auchan-Pikine, dans la dernière semaine du mois de ramadan, traumatisent toujours les tenanciers du commerce à l’ancienne. ‘‘Les rush à la Korité risquent de se reproduire pour la Tabaski et les gens ont peur d’investir. La situation de position dominante est un monopole de fait qu’Auchan est en train de se créer’’, s’inquiète le secrétaire général de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois/Jappo).
Dans cette agitation commerciale, Alassane, un vieux commerçant sur l’allée, tempère les ardeurs. ‘‘On se connait tous, dans ce pays. Auchan ne fait pas de crédit. On y achète que la quantité de cash qu’on a sur soi. Les clients sont peut-être frappés par la nouveauté, mais je ne m’inquiète absolument pas. Ils reviendront’’.