Dans un rapport très critique, Amnesty International épingle la situation des droits humains et le manque d’indépendance de la justice au Sénégal. François Patuel, chercheur spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, coauteur du rapport, pointe « une différence entre l’image que veut se donner le Sénégal et ce qui est fait dans le pays ».
C’est un rapport sans concession que vient de publier le bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, basé à Dakar. À quelques mois de la présidentielle du 24 février 2019, l’ONG dresse un constat très critique de la situation des droits de l’homme et de la liberté d’expression au Sénégal. Habituellement donné en exemple comme un modèle de démocratie, le Sénégal est ici dépeint comme un pays où l’indépendance de la justice est insuffisante, où le droit de manifester est entravé et où la liberté d’expression est menacée.
Au-delà des affaires emblématiques qui ont défrayé la chronique ces dernières années, de Karim Wade à Khalifa Sall, en passant par la répression des manifestations étudiantes qui ont conduit à la mort du jeune Fallou Sène, tué par balle à Saint-Louis, Amnesty International met en lumière des problèmes structurels anciens et critique l’adoption de lois dont certains aspects sont « liberticides ».
Chercheur spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, François Patuel, qui a co-rédigé ce rapport, revient pour Jeune Afrique sur l’analyse dressée par l’ONG, avec, en ligne de mire, l’Examen périodique universel du Sénégal par les Nations unies, qui aura lieu en novembre.
Jeune Afrique : Vous énumérez de nombreuses atteintes aux droits de l’homme, à la liberté d’expression ou au droit de manifester. Le Sénégal est pourtant vu depuis l’indépendance comme un modèle de démocratie. Cette réputation est-elle usurpée ?
François Patuel : Il y a une grande différence entre l’image que veut se donner le Sénégal, les grandes promesses qu’il adresse à la communauté internationale – notamment lors de son dernier examen périodique universel, en 2014 -, et ce qu’on constate dans le pays.
Notre constat est que la situation a stagné ces quatre dernières années, avec une justice qui manque d’indépendance, mais aussi des atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de manifester qui sont autant de motifs d’inquiétude à l’approche de la présidentielle.
LES CONDITIONS SONT RÉUNIES POUR ASSISTER À UNE INSTRUMENTALISATION DE L’APPAREIL JUDICIAIRE
Au sujet des opposants Karim Wade et Khalifa Sall, vous parlez de « procès iniques ». Considérez-vous qu’ils ont été condamnés pour des motifs politiques ?
En tout cas, il y a un manque évident d’indépendance de la justice sénégalaise. Ce pays pourrait adopter un certain nombre de mesures garantissant l’indépendance de son appareil judiciaire, mais il ne le fait pas.
Par exemple, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est présidé par le chef de l’État ; et son vice-président, c’est le ministre de la Justice. Mettez-vous à la place d’un magistrat qui est censé rendre la justice de manière indépendante et qui doit, en même temps, rendre des comptes au Conseil supérieur de la magistrature !
C’est ce qui explique pourquoi tant de groupes politiques déplorent une instrumentalisation de l’appareil judiciaire au Sénégal. Les conditions sont en effet réunies pour que ce soit le cas. Toute affaire peut, potentiellement, être instrumentalisée.
Cette instrumentalisation est-elle seulement « potentielle » ou bien réelle, selon vous ?
Il y a d’abord ce problème structurel, qui fait que la justice n’est pas indépendante de l’exécutif. De plus, dans certaines affaires, les conditions d’un procès équitable ne sont pas remplies. Dans l’affaire Khalifa Sall, par exemple, la Cour de justice de la Cedeao a considéré que la détention du maire de Dakar, entre son élection comme député et la levée de son immunité parlementaire, était arbitraire. Elle a fait état de ses préoccupations quant au fait qu’il n’avait pas eu un accès suffisant à ses avocats et que son droit à la présomption d’innocence avait été violé.