Artistes et intellectuels se sont retrouvés à Dakar à la fin juillet. Leur mot d’ordre : changer le continent. Au Sénégal, mais aussi au Burkina ou au Congo, l’engagement citoyen qu’ils défendent devient un vrai contre-pouvoir
Nouveaux chevaliers blancs, justiciers des temps modernes, arbitres de la société, les rappeurs et activistes se sont retrouvés à Dakar à la fin juillet pour la première édition de l’Université populaire de l’engagement citoyen (Upec). Une rencontre qui a permis de tisser des liens de solidarité entre les mouvements citoyens avec le soutien d’intellectuels du monde académique. A l’issue de leurs travaux, ils ont constitué une plateforme d’échanges Afrikki Mwinda (l’Afrique qui brille) dans le but de mieux organiser leurs combats pour influer sur le cours des évolutions politiques, économiques et culturelles du continent.
La maison de Didier Awadi, dans le quartier Amitié 2 à Dakar, est une ruche humaine. Au milieu des affiches du rappeur et des portraits de combattants de la libération africaine (Cabral, Nyerere, Sankara, Lumumba), artistes, managers, journalistes et amis de passage défilent. La terrasse du dernier étage est aménagée en salle de répétition. La sono distille les paroles de Thomas Sankara : « Le gouvernement est là pour servir le peuple voltaïque, et non pour se servir ou servir quelque puissant du jour ou de la veille ». Puis, le rappeur mauritanien Monza entonne le refrain de l’un de ses titres phares « Démocratie blabla, démocratie y’a pas ». On règle les derniers arrangements du concert de la première édition de l’Université populaire de l’engagement citoyen (Upec).
A Dakar, Didier Awadi, 49 ans, fait figure de grand frère pour la génération des jeunes rappeurs. Il met souvent à disposition son studio et ses musiciens pour les enregistrements. L’ambiance est bon enfant. Entre deux titres, on plaisante sur le devenir de l’Afrique, ses autocrates, en écoutant les paroles de Tiken Jah fakoly, « Tout le monde veut le paradis mais personne veut payer le prix ».
« Nous avons commencé les réflexions avec Tiken au Forum social mondial de Porto Alegre, en 2001, au milieu des altermondialistes comme José Bosé, explique Didier Awadi. Cette rencontre, où l’on a entendu pour la première fois parler de la taxe Tobin, a contribué à ma formation politique et a formalisé notre engagement ». Dans la plus grande fraternité, les deux artistes vont alors partager leurs opportunités de concert, s’entraider, accueillir de nouveaux artistes dans leur cercle d’amis comme le burkinabé Smockey, rencontré lors d’un festival au Bénin.
Francophiles, les artistes ont un profond amour pour leur pays mais aussi une réelle incompréhension face à la passivité de leur peuple, pas toujours enclin à défendre les valeurs de justice, la démocratie et l’équité sociale. Le rappeur camerounais Valsero, opposant à l’éternelle reconduction au pouvoir de Paul Biya, exprimait encore récemment ses frustrations sur Facebook alors que le président camerounais est en lice pour un septième mandat.
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Merci aux autocrates. Dans la journée, les rappeurs se retrouvent Place du souvenir Africain, à Dakar, pour assister aux conférences des intellectuels et chercheurs qui succèdent aux activistes évoquant leurs combats. Le lieu a valeur de symbole. C’est là que «Y’en a marre» a lancé ses activités en 2011, transformant son ras-le-bol en philosophie d’action pour faire échec au troisième mandat « anticonstitutionnel » d’Abdoulaye Wade. Ce mouvement a inspiré «Le Balai citoyen» au Burkina, où les titres musicaux des porte-parole comme Smockey et Sam’K le Jah, seront repris comme mot d’ordre populaire lors de la révolution de 2014.
Sont nés ensuite d’autres mouvements comme «Filimbi» et «Lucha» en RD Congo, «Ras le bol» au Congo et bien d’autres. Au Mali, la plateforme «Antè Abana», rassemblant artistes et politiques, a fait avorter le projet de révision constitutionnelle du président Keita. Le rappeur Master Soumy est l’un de ses fondateurs. « J’ai écrit un titre, Touche pas à ma constitution, confie-t-il. Notre arme de guerre est d’éveiller les consciences. »
Dakar et Ouagadougou mais aussi Paris et Bruxelles sont devenus des bases de repli pour les artistes et activistes pourchassés par les autocrates. Killa-Ace, rappeur gambien, est exilé dans la capitale sénégalaise depuis 2015. Aidé par les activistes de «Y’en a marre», il y a organisé la mobilisation pour le départ de Yahya Jammeh, en 2017.
« Les rappeurs sont les porte-voix des mouvements citoyens et des mégaphones pour la société civile, explique le professeur Saïd Abbas Ahamed, un des intellectuels aidant la structuration de ces mouvements. Leurs chansons trouvent des relais chez les blogueurs, journalistes et militants. Entre rappeurs et activistes, la dialectique est permanente et le rapport est dynamique, les uns et les autres s’influençant réciproquement. La diaspora joue un rôle d’internationalisation de tous ces combats ».
Les Etats autoritaires leur rendent le plus grand service. A chaque arrestation, les médias sont alertés ainsi que les organisations non étatiques comme la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH). La révolution du smartphone a décuplé les moyens de mobilisation et d’alerte via les réseaux sociaux (Twitter, Instagram et Facebook) et les messageries comme Telegram, Signal et WhatsApp. Les activistes transfèrent rapidement des textes, du son, des images.
Gendarme et voleur. « La lutte, c’est de l’opportunisme de situation, assure Smockey. L’actualité peut guider nos décisions sur le choix des lieux et des actions ». Coupures d’électricité, inondations, insalubrité, texte de loi sur l’avortement, projet de révision constitutionnelle… Les mouvements tirent leurs combats des frustrations quotidiennes, de la soif de justice et de la préservation des acquis démocratiques.
L’adaptation à la répression s’apparente à une course entre le gendarme et le voleur. Les activistes tchadiens sont récemment passés des manifestations de rue à des actions à la maison, où la colère s’exprime via des sifflets. Mais les forces de l’ordre ont depuis lancé des grenades à gaz lacrymogène pour les faire sortir. Les Etats infiltrent les mouvements. Ils utilisent le bâton de la torture et la carotte de l’argent pour retourner les activistes. Au Burkina et au Sénégal, les présidences cherchent à limiter leurs actions après avoir bénéficié de leur lutte pour accéder au pouvoir.
Les services secrets occidentaux tentent, dans un sens ou dans l’autre, de les manipuler. Parfois, ils donnent des informations à leurs partenaires des services de renseignement africains pour traquer les opposants.
« Nous devons cloisonner les informations et fonctionner comme des mouvements terroristes ou trotskistes pour ne pas nous faire prendre », confie un activiste de «Filimbi» en RD Congo, pas dupe du jeu des uns et des autres. Les mouvements échangent des idées et développent l’«agir créatif» pour trouver de nouveaux modes opératoires. D’abord très urbains, ils sont conscients de la nécessité de réveiller aussi les consciences dans les campagnes. Fadel Barro, l’un des fondateurs de «Y’en marre», fait ce travail tout comme Abdoulaye Diallo. Coordinateur du Centre de presse Norbert Zongo au Burkina, ce dernier croit en l’éveil des consciences par l’éducation. Ils projettent des films en milieu rural.
Empruntant beaucoup aux discours à la gauche militante, les artistes sont aussi souvent des libéraux dans l’âme même s’ils ont parfois du mal à l’assumer et préfèrent le terme d’«entrepreneurs conscients». Outre la chanson, Didier Awadi a une société de production publicitaire. Il tournait récemment à Dakar un spot pour une eau nationale tout en faisant la promotion de son dernier album. Associé à un ingénieur, l’activiste burundaise Khadja Nin monte sa propre marque de bière depuis la Belgique. C’est que la liberté militante passe par l’indépendance financière.
« Nous ne sommes pas des communistes invétérés ou des libéraux échevelés, souligne le professeur Said Abbas Mohamed. Nous avons besoin de figures tutélaires, mais nous savons que certains ont mal tourné comme Robert Mugabe et Sékou Touré ».
L’aspiration de certains trenta et quadra de ces mouvements, comme le rappeur Lexxus Legal, est l’accès au pouvoir politique. « Nos politiciens sont tous des tocards, se plaint l’activiste congolais de «Filimbi». Nous devons prendre notre destin en main ». L’intellectuel sénégalais Felwine Sarr les appelle à renouer avec l’utopie : « La problématique est de créer des hommes politiques qui changent nos sociétés ». Certains politiciens traditionnels voient un danger dans cette nouvelle concurrence et la possibilité de l’avènement au pouvoir de ces indociles « anarcho-capitalistes ».