SociétéJean-Louis Correa, directeur du pole juridique de l’UVS - ‘’Aussi bien la Cour d’appel que la Cour de justice de la Cedeao ont manqué de courage et d’ambition’’
Loin de la passion qui se dégage des différents camps antagonistes dans l’affaire Khalifa Sall, Jean-Louis Corréa, Professeur agrégé des facultés de Droit, Directeur du Pôle des sciences économiques, juridiques et de l’administration de l’Université virtuelle du Sénégal, dissèque, avec ‘’EnQuête’’, les portées et les faiblesses des arrêts Cedeao et Cour d’appel. Il se prononce également sur les perspectives de l’Uvs et le corporatisme dans certaines professions libérales.
Quel commentaire faites-vous de l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Khalifa Ababacar Sall et autres ?
Du point de vue juridique, cet arrêt entre dans le sillage de ce que la Cour de justice de la Cedeao a dit. On ne peut reprocher à la Cour d’appel de ne pas avoir respecté la décision de la Cour communautaire. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir manqué d’ambition et de courage. Je veux dire par là que, lorsque la Cour de la Cedeao constate des violations flagrantes aux droits de Khalifa Sall et de ses codétenus : violation d’un droit à un procès équitable, de la présomption d’innocence… ce constat devrait suffire pour que le juge national en tire toutes les conséquences qui s’imposent du point de vue pénal.
En matière pénal, si vous constatez la violation d’un droit fondamental d’une victime, vous avez l’obligation d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Malheureusement, la Cour de la Cedeao a estimé que la conséquence qui s’imposait, c’est l’octroi d’une réparation pécuniaire de 35 millions de francs Cfa. Pour moi, cette réparation ne devait concerner que le volet civil pour couvrir le préjudice subi par Khalifa Sall et les autres. C’est pourquoi je dis que la Cour communautaire n’a pas répondu à la question qui lui a été posée par les avocats de Khalifa Sall.
Comment ça la cour n’y a pas apporté de réponse ?
D’abord, il a été demandé à la Cour de la Cedeao de faire libérer les prévenus, si elle constate la violation de leurs droits fondamentaux. Accessoirement, les avocats ont demandé 50 milliards de francs Cfa pour la réparation civile du préjudice. La cour dit ‘’qu’effectivement, il y a toutes ces violations, mais je n’octroie que la somme de 35 millions de francs Cfa’’. Cette attitude suscite des interrogations de notre part. Pourquoi la cour, après avoir constaté ces violations, n’a pas prononcé leur libération, comme elle l’avait fait dans l’affaire Tandjan, en novembre 2010 ? Dans cette affaire, elle avait, de manière claire, donné l’injonction à l’Etat du Niger de libérer l’ancien président. Et c’était pour les mêmes types de violation. Donc, la cour, lorsqu’elle le veut, peut s’arroger le droit de demander la libération de prévenus. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ici ? C’est pourquoi je dis qu’elle a manqué de courage. Elle a, comme on dit en droit, statué infra petita.
Pourquoi, selon vous ?
On ne peut octroyer 35 millions de réparation sans pour autant tirer les conséquences du fait générateur de cette réparation. Le fait générateur de la réparation, c’est le constat d’une détention arbitraire consécutive à plusieurs violations de droits fondamentaux. Du point de vue pénal, la conséquence est la libération à titre principal et, subsidiairement peut-être, l’octroi d’une indemnisation. On ne peut pas, avec une somme d’argent, réparer ce que les prévenus ont souffert.
Alors que peut-on reprocher à la Cour d’appel, puisqu’elle a dit la même chose que la juridiction communautaire ?
Le juge Demba Kandji s’est engouffré dans la brèche que la Cour de la Cedeao lui a ouverte. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est justement de ne pas aller au-delà de ce que la Cour communautaire a dit, alors que le droit sénégalais lui permet de le faire. Et c’est là où on l’attendait. Qu’il puisse, s’appuyant sur le droit national, au constat de la décision de la Cour communautaire, tirer toutes les conséquences du point de vue de la privation de liberté. D’autant plus que, si on prend, par exemple, la violation du droit à l’assistance d’un avocat, c’est transposé dans l’ordre juridique interne. Le juge national ne peut plus se cacher derrière l’absence de relation verticale entre l’ordre communautaire et l’ordre national pour se dédouaner au motif que le premier juge ne peut s’ingérer dans les affaires nationales. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas avoir une lecture partisane de cette affaire. Dans ce dossier, aussi bien la Cour de la Cedeao que la Cour d’appel ont manqué d’ambition et de courage.
Quels sont les enseignements qu’on peut tirer de ces manquements desdites juridictions ?
D’abord, ce sont surtout des regrets. Il ressort de l’arrêt de la Cour d’appel que le juge dit que ‘’la décision de la cour est certes obligatoire, mais qu’il n’appartient pas au juge communautaire de nous dire comment mettre en œuvre notre droit national’’. Comme si en droit national on ne peut sanctionner ces violations. Je regrette aussi que les juges nationaux oublient parfois qu’ils sont les premiers chargés de la mise en œuvre du droit communautaire. J’ai également l’impression qu’ils oublient qu’ils sont les garants des droits et libertés fondamentaux des citoyens. Si le juge communautaire ne sanctionne pas en prononçant la libération des prévenus, le juge national dispose d’assez d’instruments pour le faire.
Quant à la Cedeao, je regrette qu’elle ait préféré glisser sur le terrain civil, au lieu de statuer sur le plan pénal en ce qui concerne les conséquences de droit ; je lui reproche d’avoir statué sur une demande accessoire au lieu du principal.
Il a beaucoup été question de l’immunité du député Khalifa Ababacar Sall. Mais cette immunité dont se prévalent certains en raison de leur fonction, ne donne-t-elle pas l’image d’une justice à double vitesse ?
Je pense qu’il faut protéger la personne dans le cadre de l’exercice de sa fonction. La question de l’immunité a cependant beaucoup évolué sur le plan international. Quelle que soit l’immunité, elle a été circonscrite dans les limites qui permettent à son bénéficiaire de pouvoir exercer correctement sa mission. En droit sénégalais, par exemple, en matière de flagrant délit, l’immunité saute. C’est vrai que, parfois, ça peut donner le sentiment d’une justice des riches et des pauvres. Même si je ne pense pas que ce moyen ait été déterminant dans l’affaire Khalifa Sall. La cour, il me semble, n’a pas donné totalement raison aux conseils du maire de Dakar en ce qui concerne ce moyen. Dans tous les cas, on ne peut plus se réfugier derrière l’immunité pour faire ce qu’on veut.
Venons-en un peu au fond. Est-ce que la simple preuve que de faux justificatifs ont été produits suffit pour établir la constitution de délits, notamment l’escroquerie ?
Comme vous le savez, les éléments constitutifs de l’infraction sont au nombre de trois : l’élément légal, l’élément matériel et l’élément moral. Au vu de certains éléments du dossier, on pourrait considérer que l’élément matériel est constitué. L’élément légal non plus ne fait pas défaut. Ici, ce qui peut susciter le débat, c’est surtout l’élément intentionnel. Et je ne vais pas entrer dans les détails, les avocats le font mieux que moi. D’autant plus que le dossier est toujours en cours. Ils vont continuer à débattre de l’intentionnalité de Khalifa Sall, lorsqu’il agissait de la sorte. Aussi, Khalifa Sall, jusqu’à preuve du contraire, doit être considéré comme innocent. Et, à ce niveau, la Cour de la Cedeao a rappelé à l’ordre l’Etat. Ce qui est valable pour l’Etat l’est aussi pour tout le monde. Je ne peux donc dire s’il a fait ou non, tant que l’affaire ne sera pas totalement vidée. Ce que je peux dire, c’est que le droit, c’est aussi la procédure. Et, à ce niveau, les règles n’ont pas été respectées.
Quelles sont désormais les voies de recours qui s’offrent à Khalifa et Cie ?
Au Sénégal, il leur reste à introduire un pourvoi en cassation devant la Cour suprême qui va statuer dans un délai assez court. Cette dernière ne reviendra pas sur les faits. Elle dira juste si le droit a été bien dit dans cette affaire. Et je pense que, sur ce plan, il y a beaucoup à dire dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel. Il y a beaucoup d’économie de raisonnement, des raisonnements qui n’ont pas abouti. Cela trahit peut-être un certain empressement de la Cour d’appel. Peut-être à ce niveau, la Cour suprême pourrait créer la surprise. Dans ce type de procès, il y a quelque chose qui est fondamental et qui, à mon avis, a manqué : c’est la sérénité de la justice. On a l’impression qu’aussi bien la Cour d’appel que la Cour de la Cedeao ont manqué de sérénité. Peut-être c’est à cause de la pression médiatique. La Cour suprême peut avoir plus de recul, et elle a également, par moments, la volonté d’être pédagogique. On s’attend donc à ce qu’elle explique mieux certaines choses qu’on ne comprend pas à la seule lecture de l’arrêt de la Cour d’appel.
Il y a eu dernièrement la sortie de Cheikh Bamba Dièye suivie des mises en garde du ministre de la Justice ainsi que de l’Ums. Que vous inspire tout cela ?
Moi, je n’aime pas aller en procès contre la justice, contre la magistrature. La justice est un sentiment, c’est une perception. On la perçoit parfois sous le prisme déformant de certaines situations très médiatisées qui ne reflètent pas totalement la réalité. Il faut éviter de dire que la justice n’est pas indépendante. L’imaginaire est important. Les gens vivent aussi grâce de leur imaginaire. Nul n’a le droit de dire : je suis intègre, mais les autres non. Les magistrats doivent seulement continuer à garder leur sérénité, leur calme. Tous les jours, il y a des Sénégalais lambda qui vont devant la justice et qui se font juger dans les règles de l’art. Il y a des magistrats, et c’est l’écrasante majorité, qui font correctement leur travail. Personne ne les entend. Le seul problème, c’est au niveau des procès signalés, les procès médiatiques, c’est à ce niveau que le bât blesse. Et il faudra faire des efforts. Je réprouve totalement les propos de certains responsables politiques qui jettent l’opprobre sur l’ensemble de la magistrature. Je pense que c’est un mauvais procès à notre magistrature qui est de qualité. Même s’il y a quelques difficultés et des magistrats qui sont problématiques.
Vous l’avez dit : cette magistrature est réputée être de qualité. Qu’est-ce que ça fait quand on voit leurs décisions de plus en plus cassées par des organes communautaires ou internationaux, comme c’est le cas depuis quelque temps ?
Cela peut nuire à l’image de notre justice. Surtout quand c’est dans l’application du droit national qu’elle se fait rappeler à l’ordre. Mais le problème fondamental de nos juges, c’est parfois de refuser de se plier au droit communautaire. C’est pourquoi ils se font souvent rappeler à l’ordre. Par exemple, quand la Cour d’appel dit à la Cour communautaire que ‘’le droit national, ce n’est pas à vous de me dire comment je dois l’appliquer’’.
Le juge Kandji a raison de dire qu’il n’y a pas de relation de verticalité entre l’ordre juridique national et celui communautaire. Sauf que les décisions rendues par la Cour de la Cedeao, même si elles n’ont pas l’autorité de la chose jugée, ont une autorité persuasive. Surtout lorsqu’elle statue en matière de violation de droits fondamentaux des individus. Et les juges sénégalais devraient faire plus d’efforts. Ils sont, pour moi, trop souverains, trop indépendants par rapport au droit communautaire. Par exemple, en Europe, tous les juges nationaux se plient devant les décisions de la Cour européenne des Droits de l’homme. Je caresse le doux rêve qu’on en arrive à ce stade, que le juge sénégalais se soumet à la décision du juge communautaire. C’est comme ça que doivent fonctionner les choses.
Ici, on note que, même si la cour refuse le lien hiérarchique, elle n’a pas totalement écarté l’arrêt de la Cedeao. Quelle peut être la portée d’une telle décision dans le futur ?
Il y a certes une nette évolution par rapport à la position très souverainiste des juges sénégalais. Mais payer 35 millions de francs Cfa pour l’Etat, c’est dérisoire. J’attends de voir une décision où la condamnation de l’Etat du Sénégal sera beaucoup plus franche, une décision qui dit, par exemple : ‘’Libérez le prévenu.’’ En ce moment, nous allons voir ce qui adviendrait.
Vous formez des juristes dont la plupart peinent à trouver un emploi. Les professions libérales, leurs principaux débouchés sont de plus en plus inaccessibles. Par exemple, dans le notariat, il y a 22 jeunes qui ont réussi le concours et qui peinent toujours à avoir des charges. Comment voyez-vous tout cela ?
C’est une véritable injustice. Et c’est l’Etat qui est directement interpellé. On ne peut pas, dans les facultés de droit de Saint-Louis, de Dakar, de Ziguinchor… former des étudiants et qui ne peuvent pas s’insérer. Dans tous les pays développés, les professions d’avocat, de notaire sont ouvertes. Cela permet de résorber le chômage. Malheureusement, nous formons beaucoup d’étudiants, mais qui n’arrivent pas à se caser. Vous trouvez normal qu’il y ait moins de 400 avocats au Sénégal, encore beaucoup moins de notaires ? C’est totalement insuffisant. Et c’est le ministère de la Justice qui est directement interpellé sur ces questions. Il faut qu’on arrête le corporatisme. Il y en a trop dans ce pays. Il faut donner la chance aux jeunes. L’Etat n’a qu’à assumer ses responsabilités.
Tous ces jeunes qui se retrouvent au chômage, n’est-ce pas là une bombe à retardement ?
En tout cas, c’est un véritable problème de politique publique. L’Etat ne doit pas accepter d’être pris en otage par des corporations. Des politiques doivent être envisagées pour l’ouverture de ces professions aux jeunes étudiants. Les universités ont fait beaucoup d’efforts dans la professionnalisation. Nos jeunes sont bien formés, car dans n’importe quelle université, vous allez trouver des notaires, des avocats et des magistrats qui dispensent des cours. Ces 22 personnes-là qui ont réussi le concours doivent être installées.
Vous êtes à la tête de l’Ufr chargée notamment des questions économiques, de droit et d’administration de l’Université virtuelle. Comment se porte votre institution. Est-elle toujours l’’’université des vies sacrifiées’’ ?
Non ! L’Uvs n’est pas l’’’université des vies sacrifiées’’. La preuve, récemment, le pôle que je dirige a fait participer des étudiants au concours africain de procès simulé sur les Droits de l’homme. Il y avait plusieurs universités, dont 14 francophones. C’est la preuve que nous sommes capables de réunir les critères d’excellence requis pour participer à de telles compétitions. L’Uvs a commencé à recruter des enseignants-chercheurs. Nous faisons tout pour nous conformer à ce qui se fait dans les autres universités en termes de suivi des étudiants... Il y a certes des difficultés, mais nous faisons de sorte que le produit qui sort d’ici ait les mêmes chances que ceux qui sont sortis d’ailleurs. Nous voulons aller même plus loin en formant ce juriste augmenté.
Quid du retard auquel sont confrontées les différentes promotions ?
Aujourd’hui, il y a de moins en moins de problèmes. Nous faisons normalement les cours, organisons les examens régulièrement, délibérons normalement. Les étudiants ont besoin de confiance, de s’identifier à des enseignants. Et l’Etat a, depuis cette année, fait beaucoup d’efforts dans ce domaine. Il a aussi fait appel à des enseignants qui étaient dans d’autres universités, pour venir prêter main-forte à cette institution, travailler à la mettre à niveau. Le retard est en train d’être résorbé. Depuis janvier, nous avons déployé tout un programme pour y arriver. On a bon espoir qu’à la rentrée prochaine, on en parlera plus. D’ici quelque temps, vous verrez une nouvelle Uvs.
Dans le même temps, certains déplorent l’inaccessibilité des professions libérales du droit. Que pensez-vous de cette situation ?
Ce que nous voulons créer à l’Uvs, c’est ce qu’on appelle des ‘juristes augmentés’. Ce sont des juristes augmentés surtout par l’informatique, mais aussi par de nouvelles connaissances qu’on n’avait pas l’habitude d’avoir dans les facultés classiques. Notre ambition est de créer le juriste de demain. Le juriste de demain est celui qui a une bonne maitrise des techniques de l’information et de la communication. Celui qui peut, connaissant le droit, offrir des services juridiques informatisés ; celui qui peut digitaliser les procédures juridiques, judiciaires… Nous travaillons donc à mettre sur le marché un nouveau type de juriste. Lequel va, avant tout, compter sur ses connaissances informatiques. On va vers la transformation de certains métiers du droit. Il y a à réfléchir sur l’avenir de la profession d’avocat, de notaire… à l’ère du numérique. Notre ambition est donc de donner au marché des juristes qui sont au fait de ces préoccupations, qui puissent aider les notaires et avocats, par exemple, dans leur environnement numérique. D’ici quelques années, le cabinet ou l’étude qui ne sera pas en mesure de digitaliser ses rapports avec son client avec le tribunal n’aura plus de parts de marché. Ce manche-là, il ne faut pas le laisser aux informaticiens.