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Traversée entre Farafenni et Soma - Le pont de la délivrance
Publié le mardi 7 aout 2018  |  Enquête Plus
Inauguration
© aDakar.com par DF
Inauguration du pont de Kolda par le président de la République
Kolda, le 21 Février 2015 - Le pont Abdoul Diallo, inauguré samedi à Kolda par le président de la République Macky Sall. Le chef de l`État effectue une tournée économique dans les régions sud du Sénégal.
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La traversée du fleuve Gambie par le bac de Farafenni est synonyme d’un voyage en enfer. Passagers et automobilistes espèrent voir le bout du tunnel, avec la construction du pont dont l’inauguration est prévue en janvier 2019.

Debout à l’extrémité de l’embarcadère, la main sur le menton, Idrissa Diallo regarde le bac s’éloigner. Alors que le soleil décline, l’embarcation vient d’effectuer son ultime voyage de la journée, emportant avec lui les derniers espoirs de ce chauffeur de camion. Idrissa, habillé de sandales, les pieds poussiéreux, a déjà passé 4 nuits à Farafenni, la frontière entre le Sénégal et la Gambie. Ce soir encore, il va dormir à la belle étoile pour la cinquième fois. ‘’C’est extrêmement difficile de traverser. Personne ne peut vous expliquer ce que nous vivons ici. Mais Dieu est grand, on a dit que le pont sera terminé en décembre. Ce sera la fin de notre calvaire’’, déclare-t-il, les yeux rivés sur l’ouvrage en pleine construction.

Ces mots de camionneur résument à suffisance le sentiment partagé des voyageurs qui veulent aller dans le nord ou le sud du Sénégal et qui empruntent le ferry assurant la déserte entre Soma et Farafenni. Difficile épreuve d’une part et, d’autre part, espoir d’en finir un jour, au vu du pont de la transgambienne.

Soma est séparé de Farafenni par le fleuve Gambie, large à peine de 500 m. Le ferry est très sollicité, puisqu’il y a plus de 500 véhicules qui y passent par jour. Mais pour les automobilistes, il est plus facile de parcourir des centaines de kilomètres que de franchir cette gorgée d’eau. Mercredi 25 juillet 2018, Moussa Diagne et ses amis sont arrivés sur les lieux à 12 h. Habitués de la traversée, ces 4 compagnons venus à bord d’un 4X4 L200 n’espèrent pas passer avant 18 h. Derniers de la longue file, ils ont quitté leur véhicule pour se mettre sous un abri de fortune, trop étroit pour contenir tout le monde, laissant du coup les deux autres se faire mordre la peau par des rayons solaires agressifs. Le groupe est en pleine discussion sur les conditions de la traversée et du comportement des agents gambiens. Interpellé, Moussa Diagne, le doyen, répond par une boutade : ‘’Vous connaissez ‘sirate’ (le pont au-dessus de l’enfer) ? Il est plus facile de traverser là-bas que de passer ici.’’ ‘’Si vous avez un véhicule, allez tenter l’expérience, vous aurez une idée plus précise’’, renchérit un autre.

Le calvaire que vivent les passagers découle d’une conséquence à la fois matérielle et organisationnelle. En lieu de et place de trois ferrys (deux pour les passagers et le plus grand pour les camions), la liaison est désormais assurée par un seul bac. Les deux autres ne sont plus que des épaves sur le rivage. Et même celui encore fonctionnel ressemble, à bien des égards, à une masse de ferraille roulante. L’engin est très brouillant et trop lent. A l’embarcadère, il n’y a aucune infrastructure. Juste du béton armé et du fer rouillé. Les conditions de montée et de descente sont des plus précaires. Bref, tout semble appartenir au Moyen-Âge.

Au bac, les mauvaises expériences sont la chose la mieux partagée. Abdoulaye Sèye est un chauffeur de taxi. Un Sénégalais vivant à l’étranger lui a payé une course pour se rendre à Ziguinchor avec sa famille. Il a quitté Dakar la nuit pour être à l’embarcadère le plus tôt possible. A 4 h du matin, il arrive au poste-frontière. Mais pour acheter son ticket d’embarcation, il lui a fallu attendre 6 h 30 mn, heure à laquelle démarre la vente des billets. Un fois le sésame en poche, il démarre en trombe en direction du fleuve. Après plus d’une heure dans la queue, il réussit à franchir la grille d’entrée de l’embarcadère.

Il est 8 h. Sèye est désormais à 50 m du ferry, dans la zone où sont censées démarrer les opérations de contrôle et de régulation de la traversée. Cet espace est d’ailleurs baptisée ‘’Tableau yaakaar’’ (le tableau de l’espoir) par les chauffeurs. Il y a une trentaine de véhicules devant celui de Sèye. Or, à chaque passage, le transbordeur embarque entre 15 et 20 voitures dont deux à trois gros-porteurs (bus et camions). Entre l’aller et le retour, il faut environs un quarantaine de minutes. Abdoulaye Sèye pense que, logiquement, il devrait quitter au plus tard dans une heure, c’est-à-dire à 9 h. Mais il va bientôt déchanter. Le bac est parti une, deux, trois fois… sans lui. ‘’A chaque passage, il y a des véhicules qui étaient loin derrière moi et qui passent devant. Je n’y comprends rien’’, s’offusque-t-il. Sa mésaventure confirme les propos d’un interlocuteur selon qui, il ne suffit pas d’être devant pour passer en premier.

Le règne de la corruption

En fait, ce que le novice n’avait pas compris, c’est qu’il y a un système de corruption qui se déploie à une large échelle. Certains automobilistes qui ne veulent pas perdre trop de temps s’approchent des agents de régulation pour se payer la place des autres. La corruption se situe à deux niveaux. Il faut d’abord soudoyer ceux qui sont postés à la porte d’entrée pour franchir les barrières. De la même manière, il faut glisser des billets dans la poche des préposés au chargement de l’embarcation pour se retrouver à bord. Pour les petits véhicules, c’est 3 000 F Cfa au moins contre 5 000 à 10 000 F Cfa pour les camions et les bus. Le montant peut aller jusqu’à 15 000 ou 20 000 F Cfa, dit-on, en fonction des têtes. ‘’Les Gambiens bloquent souvent la circulation pour créer une tension artificielle afin de mieux soutirer de l’argent aux automobilistes’’, accusent Moussa Diakhaté et Ameth Faye, tous deux conducteurs de véhicules de transport en commun appelés ‘’7 places’’.

Avant que Sèye le taximan ne comprenne le système et décide de payer 3 000 F Cfa, il était déjà 12 h. Le ferry est parti à nouveau vers Soma sans lui. Mais il est désormais à la 3e position et espère être du prochain voyage qui aura lieu vers 13 h. Après 9 heures de temps, il semble entrevoir, enfin, le bout du tunnel. ‘’Cette fois-ci, si je ne monte pas, le bac ne partira pas. Je ne vois pas de quelle subterfuge ils peuvent user pour me laisser ici’’, déclare-t-il tout souriant, soulagé par la perspective d’une traversée prochaine. Quant à Moussa Diagne et ses amis, ils ne comptent payer pour rien au monde. Ils préfèrent perdre du temps plutôt que d’alimenter la ‘’mafia’’. Cette régulation ‘’injuste’’ crée souvent de la révolte du côté des Sénégalais. A plusieurs reprises, indique-t-on, des conducteurs ont eu à placer leur véhicule à l’entrée du bac pour obstruer le chemin. La plupart des cas, ils obtiennent gain de cause, parce que les Gambiens savent qu’ils ont tort.

A Farafenni comme à Soma, gagner l’autre rive en moins de 4 heures d’attente relève d’un exploit. A moins qu’on ne soit aussi futé que Souleymane Touré. Ce commerçant convoie de la marchandise tous les 15 jours, du marché Centenaire de Dakar vers la Guinée-Bissau. Pour ne pas perdre du temps, il sectionne le trajet. Il prend d’abord un bus pour venir à l’embarcadère. Pendant que le véhicule qui l’a amené est loin derrière, lui va acheter un autre ticket dans le bus qui occupe la tête du peloton. De ce fait, en 30 minutes, maximum une heure de temps, il réussit à gagner la berge et espérer prendre son déjeuner à Ziguinchor. Pour le reste des passagers ainsi que les automobilistes, c’est toujours l’enfer. Moussa Diagne et ses compagnons sont arrivés un jour à Farafenni à 8 h pour ne quitter qu’à 22 h, soit 14 heures d’attente.

Prendre son bain dans un camion

En période de fêtes, traverser le fleuve relève d’un véritable chemin de croix. En principe, les passagers ne doivent pas passer la nuit sur place, puisqu’il n’existe aucune infrastructure d’hébergement. C’était du moins la règle, du temps de Yahya Jammeh. Mais depuis l’arrivée de Barrow, souffle-t-on, le ferry travaille de 7 h à 19 h. Et lorsque le soleil décline, quelle que soit la situation, le trafic est arrêté, sauf durant les fêtes. ‘’Maintenant, ils ont acquis leur indépendance, ils font ce qu’ils veulent et personne ne dit rien’’, s’offusque un chauffeur de ‘’7 places’’.

Cette priorité accordée aux personnes sur les biens donne l’avantage aux véhicules de transport en commun sur les camions. Seuls les gros-porteurs contenant des denrées alimentaires périssables comme la mangue, l’oignon ou la pomme de terre bénéficient de ce privilège. Cependant, malgré cet avantage des passagers, il arrive que certains parmi eux passent une à deux nuit(s) à Farafenni durant les grands évènements. L’année dernière, à la veille de l’Aïd-el-Kabir, tous les clients de Moussa Diakhaté ont boudé le véhicule, parce qu’il est resté deux jours d’affilée à l’embarcadère. Nombreux sont ceux qui ratent la fête chez eux à cause de la ‘’pagaille’’ qui y règne, en cas de rush. ‘’J’ai vu des gens égorger leur mouton de Tabaski sur place’’, témoigne un interlocuteur habitué des lieux.

Au vu du calvaire que vivent les ‘’privilégiés’’, il devient aisé d’imaginer l’enfer des camionneurs. Impossible pour eux de traverser en moins de 4 jours. Parfois, ça peut aller jusqu’à une semaine. Faute de logement, les chauffeurs de camion passent la nuit dans la cabine du véhicule. Les apprentis, eux, se débrouillent comme ils peuvent. En plein air, sous le véhicule, sous une table, tous les endroits sont bons. L’essentiel, c’est d’arriver à fermer l’œil. ‘’En plus de ne pas avoir un lit, on se fait piquer par les moustiques et les petites mouches. Nous sommes vraiment fatigués’’, se plaignent les apprentis regroupés autour du thé. En fait, avec la mangrove et l’insalubrité, l’endroit est propice aux gîtes larvaires. L’état des toilettes, non plus, ne permet pas un bain en toute sérénité. Tous ou presque se sont détournés des sanitaires. ‘’Pour nous laver, nous attendons la nuit pour monter dans la caisse d’un camion vide. Et pour faire nos besoins, la nature est là. Il y a assez d’arbres pour trouver une cachette’’, déclare Babacar Dieng d’un air détaché. D’autres comme Idrissa Diallo préfèrent se passer d’un bain en attendant l’arrivée à la maison.

‘’Quand le pont sera ouvert, on aura besoin juste de 30 minutes pour traverser la Gambie’’

Avec autant de supplices, le pont est devenu aujourd’hui une immense source d’espoir. Sur les chantiers, les ouvriers sont en plein travaux. L’infrastructure a presque fini d’enjamber le fleuve. Les deux extrémités sont quasi achevées, il reste la partie au milieu, la plus délicate sans doute. Les quatre derniers poteaux, situés au milieu, sont à un stade avancé. Il y a de l’activité 7 jours sur 7. ‘’Nous travaillons du lundi au vendredi. Le samedi, on doit arrêter normalement à 14 h, mais on va jusqu’à 18 h. Le dimanche est comptabilisé comme une journée double pour ceux qui acceptent de travailler’’, explique un ouvrier. D’ailleurs, le président gambien Adama Barrow y a effectué une visite le lundi 23 juillet, quelques semaines après Abdoulaye Daouda Diallo, le ministre sénégalais en charge du Transport terrestre. Tous assurent que tout sera prêt en décembre.

Du côté des passagers et des automobilistes, on attend avec impatience l’inauguration prévue en janvier prochain. ‘’Quand le pont sera ouvert, on aura besoin juste de 30 minutes pour traverser la Gambie’’, se projette Moussa Diagne. ‘’Nous avons entendu parler de cet ouvrage pendant des années. Aujourd’hui, chaque jour, on constate une avancée. C’est la preuve qu’il sera bientôt une réalité. Les Gambiens ne pourront plus nous faire du chantage’’, jubile Al Hadji Cissé, un chauffeur de camion transportant de la mangue.

Cependant, certains comme Cheikhou Ifra Diallo et Babacar Dieng pensent qu’il est trop tôt de crier victoire. D’abord, parce que la construction a pris trop de temps et peut être arrêtée à tout moment. Ensuite, parce que les tracasseries seront toujours d’actualité. ‘’Les Gambiens vont trouver d’autres astuces pour nous mettre les bâtons dans les roues. C’est un système corrompu qui s’adapte à toutes les situations’’, tempèrent Moussa Diakhaté et Ameth Fall. Mais il y a au moins une certitude : avec le pont, rien ne sera plus jamais comme avant.

BABACAR WILLANE (Envoyé spécial)
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