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Le Soleil N° 13139 du 12/3/2014

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Martial Ze Belinga, professeur d’économie: « L’usage du franc Cfa est une véritable entaille à la démocratie »
Publié le mercredi 12 mars 2014   |  Le Soleil


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La CENTIF travaille sur des dossiers de blanchiment d`argent
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Panafricaniste, enseignant en économie et commerce international, chercheur indépendant en sciences sociales, le Pr Martial Ze Belinga est auteur et éditorialiste. Formé à l’économie et à la sociologie mais très attiré par l’histoire, la philosophie, les cosmogonies africaines, ses centres d’intérêt principaux sont l’économie de la culture, la décolonisation des concepts relatifs à l’Afrique, l’histoire générale de l’Afrique et ses utilisations. Consultant de l’Unesco, le Camerounais est le directeur de publication et éditorialiste du site Afrikara.com, membre de la revue Présence africaine. Auteur de plusieurs ouvrages, il s’est prêté aux questions du « Soleil » alors qu’il était venu passer quelques jours de vacances au Sénégal.

Vous avez publié un ouvrage intitulé «In-Dépendances : Discours sur le colonialisme après la colonie», dans lequel vous menez une réflexion sur le colonialisme après la colonie. Plus de 50 ans après la proclamation formelle des indépendances, quel bilan tirez-vous de la situation de l’Afrique notamment sur les plans politique et économique ?
Cette question irrigue la réflexion que je développe dans mon ouvrage paru en 2012 et intitulé : «In-Dépendances : Discours sur le colonialisme après la colonie» et publié aux éditions Teham (http://www.tehameditions.com). Précisons tout d’abord que le cinquantenaire des indépendances, en 2010, a concerné un nombre non négligeable d’anciennes colonies françaises et anglaises mais pas l’ensemble du continent africain, loin s’en faut. L’Afrique du Sud, le Mozambique, le Zimbabwe, la Namibie, l’Angola, Djibouti … proclamèrent, souvent dans le sang, leurs indépendances plus tardives, ce, jusqu’à l’orée des années 90. Le Ghana et le Nigeria, par exemple, avaient, eux, précédé ces indépendances de 1960, le Liberia né des convulsions de la traite négrière transatlantique était devenu indépendant en 1847, alors que l’Ethiopie, de son existence, plusieurs fois millénaire, jamais ne connut réellement le joug colonial.

Le bilan que je pourrais tirer de la situation de l’Afrique subsaharienne, dans sa grande diversité, est d’abord une leçon cristalline : toute libération est coûteuse et dévoreuse de quantités de ressources, humaines, techniques, financières, spirituelles, temporelles, etc. On ne se sort pas de plusieurs siècles de domination, de domestication, d’anéantissement par endroits, d’écrasement ailleurs, de prédations sans cesse renouvelée, par des incantations sporadiques ou des proclamations solennelles, ce que j’ai nommé «proclamationnisme». La tâche est colossale, littéralement démiurgique !

Les colonisateurs ne se seraient pas donné tant de mal, se propulsant à l’assaut de terres hostiles et lointaines, équarrissant un continent découpé vif, mettant en culture par la force « esclavisée » des étendues massives de terres, se lançant dans une extraction gigantesque de tout ce que le sous-sol connu pouvait avoir de lucratif, modifiant, par le viol physique et symbolique, les constantes des civilisations autochtones, toute cette titanesque débauche d’énergie, pour, du jour au lendemain, par une sensation étrange d’excès de domination, d’humanisme débordant, s’en retourner chez eux se gardant dorénavant d’ingérence dans les affaires des nouveaux Etats libres.

Une telle séquence historique qu’il s’agit de mesurer sans minoration ni surévaluation a légué des structures matérielles et mentales, agissantes dans tous les domaines de l’existence en colonie. Concrètement les indépendances ont souvent été signées en même temps que des bases ou présences militaires des pays colonisateurs étaient aménagées dans les pays … libérés ! Des entreprises monopolistiques (Nestlé, Cfao, etc.) exploitant la chaîne de valeur des matières premières étaient implantées avant la naissance de certains Etats, elles ne se mueraient pas, d’un seul coup, en zélatrices du nouveau et fragile contexte politique. Enfin, le colonialisme laisse des hommes, des femmes, des cadres sur place. Ainsi, compte-t-on, aujourd’hui encore, plus de 235.000 Français en Afrique d’après le rapport Védrine (décembre 2013)…

Professeur, vous n’avez pas encore répondu à la question…
Si véritablement la question du bilan était posée, alors elle devrait l’être sur la sortie du colonialisme, sur la réalité concrète des indépendances dès lors que l’on admet que le but d’une colonisation est la mise à la disposition au profit exclusif du colon de toutes les ressources et potentialités de la colonie. On en déduira que, dans cet ordre de fer et de canon, les meilleures ressources échappent à la colonie, laquelle ne devrait être plus prospère que sa tutelle. Sortir du colonialisme, c’est-à-dire bien plus que proclamer des indépendances, devient une des conditions de bien-être social minimal, au-delà de tout alignement idéologique. En ce sens, la forme trahissant le fond, l’organisation du cinquantenaire de certaines indépendances africaines a été révélatrice de cet état que j’ai nommé «in-dépendance». Une puissance anciennement coloniale qui organise le cinquantenaire des indépendances de ses anciennes possessions africaines, voilà qui n’est pas banal, lorsqu’on observe que, pareille drôle de commémoration n’est «normale» que dans le cadre très particulier des relations entre la France et ses anciennes possessions africaines. La Grande-Bretagne ne célèbre pas l’indépendance indienne, encore moins celle des Etats-Unis d’Amérique. Le Japon ne commémore pas l’indépendance de la Chine. Le Portugal ne commémore pas l’indépendance du Brésil. Une telle initiative de la présidence française, gérée par un ancien ministre de la culture français, ne pouvait qu’être empreinte de colonialité ; qu’aucune dimension cultuelle, symbolique, de transcendance africaine n’ait réellement été convoquée pour harmoniser l’arrachement de centaines de milliers de vies à leurs familles, en dit long sur les enjeux de ces pompeuses messes. Comme si ce cinquantenaire avait voulu condamner à l’errance éternelle ceux que les Africains considèrent comme leurs figures emblématiques, les Um Nyobe, Boganda, Lumumba, et bien d’autres. Paris, la capitale, avait exigé des colloques, des débats, des mots, sans lendemains, et le tout souvent sous l’«autorité» paternaliste de personnalités françaises.

Si l’on voulait sonder la profondeur de la décolonisation politique pour une partie de l’Afrique, les commémorations du cinquantenaire de 2010 seraient une métaphore éloquente de ces régimes de libertés formelles imbriquées dans des entrelacs de dépendances multiformes.

La tentation existe de résumer les avancées politiques africaines au vote, le récent et tragique précédent malien inviterait à la circonspection à cet égard. Il demeure qu’une augmentation du nombre d’élections non invalidées est observable… Les instances de validation desdites élections sont encore arbitrées par des intérêts non africains et à l’évidence non neutres par rapport à l’issue des confrontations électorales. Ceci n’occulte en rien les progrès politiques de pays comme le Bénin, le Cap-Vert, la Zambie, le Ghana, le modèle sud-africain, le Botswana réputé pour son absence de corruption, etc. Malgré cela, trop d’Etats peinent à sanctuariser leurs territoires, à en maîtriser à minima les frontières. Ce qui relativise la notion physique d’Etat. Les biens publics qui justifient l’existence d’une classe politique et administrative choisie par ses mandants, sont l’objet d’accaparements privés, de brigandage perpétrés par une élite-problème, courtisane et sans perspective. Le lien politique du citoyen aux institutions reste très incertain, corrompu ou vulnérable, par bien des côtés impensé, et au cumul inefficient dans la génération d’un vivre-ensemble paisible.

Il me semble que nous sommes loin du compte, sur le plan politique mais que progressivement des domaines sont arrachés à l’arbitraire, à la prédation pure, par le débat, les mouvements de résistance, les implosions des partis uniques et les dialectiques qui s’en suivent en plus de la ressource diasporale qui joue une partition encore mal isolée dans les processus de changements en cours. Les transformations qui affectent le monde, une certaine provincialisation de l’Europe pour reprendre l’expression de l’indien Dipesh Chakrabarty, un décentrement du monde, une nouvelle légitimation de la diversité culturelle source de modèles éthiques et politiques différents voire alternatifs, trouvent un écho grandissant en Afrique et ouvrent la voie à d’inédites avancées.

Martial ze 2Vous êtes un économiste de renom. Comment qualifiez-vous la situation économique du continent ?
La situation économique, aujourd’hui, me paraît relever d’un nouveau mirage, et je le crains, d’une «bulle africaine» aussi spéculative que celle des marchés des subprimes étatsuniens tristement célèbres pour la sévère crise systémique qu’ils ont engendrée. Je veux parler du discours sur la croissance et l’émergence africaines, qui risque de se dégonfler bientôt en désespérant ceux qui croyaient devoir y accrocher leurs ultimes attentes pour le continent.

Disons pour l’essentiel, que s’il y avait un domaine dans lequel les Africains n’ont pas rompu radicalement avec l’assignation coloniale, ce serait bien l’économie, d’un point de vue structurel. L’Afrique subsaharienne continue d’être spécialisée dans la fourniture de matières premières aux pays industriels avant-hier coloniaux, hier occidentaux, aujourd’hui à tous les pays industrialisés. Les cours de ces matières échappent aux Africains qui n’ont étonnamment créé que des embryons de centres d’intelligence leur permettant de maîtriser les arcanes des filières productives et financières des matières premières. En d’autres termes, bien que dépendant des matières premières exportées, nous en abandonnons l’expertise, les savoirs anticipatifs et gestionnaires aux firmes des pays importateurs. Une situation inqualifiable ! Dans certains pays pétroliers, il a été rapporté que les cadres africains ne pouvaient pas contrôler les quantités d’hydrocarbures extraites du sous-sol, les gouvernements étant réduits à spéculer sur la bonne foi des écritures comptables des firmes étrangères. Dans la même veine, il est déplorable que les cartes géologiques les plus fiables sur l’Afrique ne soit pas celles des gouvernements africains. Toutes proportions gardées, on pourrait parler d’abandon de souveraineté économique d’autant plus que la croissance est tirée par les besoins des pays dits émergents et plus ou moins tempérée par les incertitudes climatiques.

Nos économies se contentent de reproduire ou de reconduire, aux bénéfices de quelques profiteurs locaux et d’intérêts étrangers, l’insertion coloniale, avec une propension à l’ostentation dépensière. Mais ces surconsommations importées, dispendieuses et oiseuses ne contribuent en rien à constituer un tissu économique ancré solidement dans la chair des besoins et solutions endogènes.
L’Afrique subsaharienne est la seule région du monde dont la production agricole par tête a diminué dans les dernières décennies ainsi que le rappelait Jacques Diouf alors directeur général de la Fao. Elle est aussi une de celles qui considèrent les oukases des institutions dites du «consensus de Washington», Fmi et Banque mondiale, comme des oracles aux paroles indiscutables. Ironie du sort, les pays aujourd’hui montrés en exemple sont ceux qui se sont écartés des modèles ultralibéraux. Ce qui n’incite pas les pays africains à une révision des logiciels de politique économique. Naturellement, il y a des exceptions, qui souvent s’appuient davantage sur un volontarisme étatique, une diversification naissante des activités, une utilisation correcte du produit des exportations, Maurice, l’Afrique du Sud, le Rwanda, le Ghana, etc. seraient sur un chemin vertueux à ces égards.

Quelques pays africains sont cités en exemple pour la longévité de leur croissance. Or, il s’agit, à l’instar du Mozambique, de l’Ethiopie, de la Tanzanie, d’une croissance sans modification endogène décisive de structures, sans réduction soutenable de la pauvreté, sans réels effets d’apprentissage en productivité ou en montée en gamme industrielle. Un pays comme le Nigeria, en dépit de ses points de croissance apparemment enviables et de son tissu industriel, reste principalement pétrolier avec un chômage massif des jeunes qui pourrait menacer sa stabilité à terme. A l’arrivée, le trait économique le plus commun renvoi à une croissance sans développement. Lorsqu’elle est effective au-dessus de l’accroissement démographique, les déficits en infrastructures, en biens et services de santé, d’éducation, d’eau et d’électricité pèsent sur le quotidien des populations.

Le croît démographique n’est pas compensé par la production de richesses par ailleurs extrêmement mal répartie. Les déséquilibres sociaux, régionaux, la désaffection des zones rurales, handicapent les progrès potentiels. La stratégie de la régionalisation par les grands ensembles, Uemoa, Cedeao, Ceeac, Sadc, … se propose de créer des marchés plus vastes pouvant absorber des investissements importants et dégager des économies d’échelle. Elle devrait être poursuivie, renforcée. Force est de reconnaître que c’est la vision des panafricains de la première heure qui porte les espoirs de Renaissance africaine désormais, vision jadis âprement combattue par la soldatesque élitaire françafricaine agissant pour ses dividendes personnels et pour les suprêmes intérêts de ses ancêtres les Gaulois. L’épuisement des modèles micro-nationaux et l’évidence mondiale de la puissance des grands ensembles européens, américains ou asiatiques lorsqu’ils sont construits sur des règles et dispositifs fonctionnels, a ramené la raison panafricaine au cœur de l’agenda économique. C’est plutôt une bonne chose.

La vérité oblige à dire que, globalement, l’Afrique subsaharienne n’a pas amélioré sa position interne dans sa faculté à générer davantage de bien-être aux plus démunis, dans les sécurités matérielles attendues du plus grand nombre, et assez paradoxalement accentue sa vulnérabilité aux exportations de matières premières suivant une spécialisation qui ne rompt pas avec le modèle colonial. Il y a des situations contrastées, des Pme naissantes, des innovateurs isolés, des initiatives dans les services et Ntic, la multilatéralisation des échanges avec l’Asie offre des possibilités de sortir d’une relation trop prédatrice avec les acteurs historiques de l’aide, de l’endettement, des «éléphants blancs». Des modifications de comportements sont perceptibles dans le rapport à la technologie à l’urbanisme, aux services publics, etc. Ceci reste très fragile et inégal.

Vous parlez désormais de la «colonisation de l’imaginaire». Que recouvre ce concept ?
Le concept de «colonisation de l’imaginaire» ou de colonialité s’applique vraisemblablement à un énorme impensé des processus décoloniaux africains. Beaucoup a été dit sur l’aliénation culturelle comme résultat d’un processus de conversion forcée des Africains aux systèmes culturels et scolaires extérieurs. On a souligné les mimétismes, les actions volontaires ou imposées dans la conception des programmes de toute nature. En remontant l’amont de ces improductivités intellectuelles, se trouve le fait que ce que la colonisation a légué comme constitution intellectuelle et cognitive a peu été questionné en soi en Afrique subsaharienne. Avec à propos, le kenyan Ngugi Wa Thiong’o titre : «Decolonizing the mind», en français «Décoloniser les esprits». En fait, si les actions plus ou moins conscientes reproduisent piteusement des artéfacts coloniaux, c’est parce que les catégories de la pensée n’ont pas été réinvesties et décolonisées : quel est notre conception du temps, de l’espace, des frontières, de l’urgence, de l’esthétique, des valeurs humaines, de la parenté, du don, du rapport à la nature, de l’interdit, de la liberté, etc. Tant que nos débats n’empruntent pas l’artère des catégories de la pensée, des outils et concepts qui nous permettent de produire des réflexions, le risque est grand que nous ne soyons que pâles copies des autres, perte ontologique au pire, oserais-je. A la suite des périodisations coloniales, les Africains imaginent leur temps en précolonial, colonial et postcolonial et réduisent leur existence à quelques siècles vides d’histoire avant la pénétration coloniale, alors que le continent a été la valeur ajoutée du monde pendant des millénaires, ainsi que le démontrèrent Cheikh Anta Diop, et les autres éminents rédacteurs de l’Histoire générale de l’Afrique de l’Unesco.

Tous les savoirs anciens et endogènes dont l’Afrique regorge restent à la lisière de la pensée sur «le développement» parce que les objets de la pensée, les épistèmes, sont extérieurs, occidentaux. Au point que la critique philosophique et éthique africaine ne se fondent, à quelques exceptions près, que sur des présupposés philosophiques occidentaux ! Les conceptions propres de l’univers, de l’existence humaine, de la résolution des conflits, de la sociabilité etc. qui transparaissent des cosmogonies dogon, fang, bambara et autres, et dont témoignent les codes éthiques tels que le Heer Issa des Somali ou la Charte de Kurukan Fugan (Charte du Mandé) ne fécondent pas les projets modernes des nouvelles sociétés africaines. La faculté à imaginer l’avenir est donc enfermée dans les catégories étrangères, exogènes. On serait fondé à inférer que c’est le rêve africain qui est lui-même colonisé !

Martial ze 3Vous vous méfiez des concepts même de développement, d’émergence ou d’endettement. Pourquoi ?
Par principe, compte tenu du chaînon manquant de la décolonisation, à savoir la décolonisation des esprits, des catégories de la pensée, des objets nobles de la culture et de l’investissement intellectuel, je considère, avec une circonspection militante, mais j’espère la plus objective possible, les constructions et modèles théoriques normatifs que nous avons tendance à importer sans nuance ni acclimatation vertueuse. Mais, il faut que je souligne que tout ce qui pose problème ne relève pas de l’importation de concepts. Il y a aussi des défauts et déformations volontaires et intéressés des produits importés.

L’explication économique se présente volontiers sous le manteau des lois naturelles, de l’inévitable et de l’unique équilibre optimal. Cette posture est suspecte parce qu’elle accrédite l’idée d’une seule voie possible pour tous, et surtout discrédite toutes formes d’alternatives et de légitimité à penser. En ce sens, je soutiens les approches et paradigmes hétérodoxes avec un droit d’inventaire sur toutes les propositions.

La notion de développement, très vite, est assimilée à plusieurs variables et indicateurs plus ou moins précis, se suivant ou se juxtaposant : l’industrialisation, la modernisation, la déprise des traditions considérées comme rétrogrades, les transferts de technologie, l’évolution des termes de l’échange, la dépendance, les capitaux extérieurs, les plans d’ajustement structurels, les privatisations, le retrait de l’Etat, le libre-échange, la lutte contre la pauvreté, etc.

L’essentiel de ces théorisations a été conçu de l’extérieur, et soutenu par des acteurs qui étaient parties prenantes dans les gigantesques gains extraits des rentes africaines : agences de coopération occidentales, Banque mondiale, Fmi, multinationales, universitaires et conseillers des dirigeants occidentaux et africains … La théorie de la dépendance popularisée en Amérique du sud a apporté une contradiction de poids aux approches eurocentriques véhiculées par les bénéficiaires de l’ordre du monde. Le concept de développement est donc assez fondamentalement occidentalocentrique, par sa provenance, ses promoteurs et ses bénéficiaires. L’hypothèse inviolée de la logique du développement malgré de timides tentatives d’inflexions contemporaines, est que les peuples colonisés, les Africains spécialement, devraient sacrifier leurs cultures pour accéder au développement. Développement qui, pour le très influent théoricien anti-communiste des années 60, l’Américain Walter Rostow, équivalait à la société de consommation de masse. Cette hypothèse qui n’est plus que rarement exprimée explicitement de nos jours débouche sur une négation de la culture comme ressource pourtant décisive pour le bien-être des peuples. Ainsi, la pensée sur le développement fait-elle des Africains et de leur continent un bloc naturel, pas culturel, pas humain donc, bloc à valoriser par les matières premières, ou par l’exploitation des terres. Les savoirs des peuples sont niés. D’ailleurs, la redondance de ces approximations a eu pour effet d’installer auprès de nombreux Africains éminents, une confusion permanente entre ressources et richesses. Le sous-sol peut regorger de matières premières sans effet sur la pauvreté des peuples, parce que ce qui est premier c’est l’organisation de la société, du cadre d’existence, du cadre légal, des biens capitaux comme l’éducation ou la santé, après quoi non seulement l’exploitation du sous-sol pourra être optimisée, mais en plus rendue durable et solidairement profitable à tous.

Enfin, le concept de développement est devenu un piège sémantique, flou et évanescent, chacun y mettant un contenu modulable à l’infini, au gré d’inavouables instrumentalisations. Entré dans le sens commun, victime de son succès, au bout du compte, il apporte assez marginalement à la réflexion lorsqu’il n’est pas adossé à des objectifs ou théories identifiables.

Quid de l’endettement ?
La notion d’endettement est tout aussi problématique, d’abord moralement. Une dette est consciemment contractée auprès d’une entité à qui l’on doit remboursement, souvent après que l’emprunt ait produit des fruits tangibles. L’endettement ici est extrêmement illisible dans son origine, sa légitimité populaire et démocratique, et il masque le fait documenté que l’Afrique est un exportateur net de capitaux, l’économiste burundais Ndikumana en a réactualisé les preuves. Bizarrerie, des dettes contractées par les administrations coloniales, au Congo-Belge par exemple, ont été imputées aux nouveaux Etats indépendants ! D’autres emprunts aussi obscurs, décidés par des autocraties africaines soutenues par d’impeccables démocraties occidentales, ont enrichi la littérature des «éléphants blancs», ces gouffres de surfacturations acquittés par les peuples africains enchaînés à une froide mécanique de prédation industrielle. De nombreux spécialistes à l’instar du Comité d’annulation de la dette du Tiers-monde (Cadtm) dénoncent cette dette odieuse et inique. Et le seul fait pour les bailleurs de fonds de pressurer les peuples au remboursement, n’ignorant rien de la racine interlope de nombre de ces projets, fait douter de la sincérité internationale affichée à éradiquer la pauvreté, en théorie grande cause universelle et Objectifs du millénaire (Omd). Les chercheurs africains devront tôt ou tard évaluer, sur la période dite des indépendances, les sorties de capitaux, les comptes et actifs africains dans le monde, les exportations et extractions illégales de pétrole, d’uranium, de coltan, de bois, etc., les surfacturations, afin que l’Afrique réajuste ses politiques partenariales, ses actifs et passifs. Un jour, peut-être, parlerons-nous assez naturellement de réparations ou de réversions de sommes inimaginables aujourd’hui, indûment spoliées au continent africain.

Qu’en est-il de l’émergence ?
Pour ce qui est de l’émergence, de ce que je nommerai l’«emerging business» ou «grand marché de l’émergence», il est la caricature parfaite de la fabrique sous-développement, d’abord dans les esprits puis en pratique. Le concept d’émergence né dans les années 80 dans la littérature financière, les marchés de la Triade étant à la recherche de nouvelles places financières pour rentabiliser leurs placements. Ils désignent donc, par marchés émergents, les places financières des économies en industrialisation rapide et à rentabilité élevée susceptibles de satisfaire les attentes des investisseurs occidentaux. Plus tard, ne s’appliquant plus exclusivement aux marchés financiers, l’émergence a fini par devenir un stade intermédiaire avancé entre le développement et le sous-développement et s’est imposée dans les nomenclatures internationales. La nouvelle danse africaine est donc devenue celle de l’émergence ! Peu analysent les trajectoires de la Chine, de l’Inde, du Brésil, par exemple, on se contente de vouloir reproduire une statistique, un niveau d’exportation, la fin d’un processus. La science pourtant va des causes vers les conséquences …

L’«emerging business» commence quand des multinationales du conseil en stratégie et autres conduites du changement, qui n’avaient pas prévu les performances de la Chine ou de l’Inde, vendent désormais à prix d’or aux Africains, des plans d’une émergence qu’ils n’ont jamais expérimentée, pratiquée, ni même anticipée.

Au fait, la Chine a-t-elle jamais mené une politique dans le but d’être qualifiée plus tard d’émergente ? Et l’Inde ? Et l’Afrique du Sud ? Les pays diligentent des politiques pour répondre aux besoins de leurs populations, pour leur prospérité au mieux, pas pour être considérés comme un moyen terme entre développement et sous-développement ou pour rentrer dans une nomenclature de la Banque mondiale. C’est comme si devant le choix entre la guérison et la convalescence nous choisissions en chœur, fiers de nous : la convalescence !

Relevons quand même que tous les pays émergents ont leurs monnaies et politique monétaire (Rand, Yuan, Roupie, …), ils disposent d’une dissuasion nucléaire ou des moyens militaires de premier plan, ont résorbé une grande partie de leurs problèmes de production agricole et de biens essentiels, ont assis leur développement économique sur des ressources culturelles fortes : Bollywood pour l’Inde, pays de spiritualités autochtones vivaces, protégeant jalousement ses savoirs traditionnels ; la langue, l’écriture, les religions chinoises au milieu d’un patrimoine ancien impressionnant; la culture élevée au rang de richesse précieuse comparable à l’or désignée Mzansi golden economy (Mge) en Afrique du sud avec une philosophie du bien-être-ensemble l’ubuntu. Ces quelques éléments auraient suffi pour que les pays africains s’emploient à tirer les leçons utiles certes peu médiatisées des réussites économiques faussement fulgurantes de quelques modèles désormais starifiés et commercialisés par ceux qui ne les ont pas vus venir.

Martial ze 4Vous êtes un militant d’une monnaie commune africaine. Vous plaidez pour la fin de l’arrimage du FCfa à l’Euro. En quoi cela changerait-il la situation économique du continent ?
Il est vrai que, avec Sakho Bamba et Makhily Gassama, je suis co-auteur de la pétition «zone Franc Libre» (http://www.zone-franc-libre.org/) et que cette question nous est essentielle. L’usage de la monnaie française dénommée franc cfa depuis environ 80 ans, en plus d’être une humiliation prégnante quand on se rappelle les conditions violentes de son adoption par les Africains, est une véritable entaille à toute démocratie. 14 pays africains ont le franc cfa comme monnaie courante sans que les peuples aient jamais donné leur avis, ni même qu’aucune consultation majeure de spécialistes, d’utilisateurs, d’associatifs africains n’ait été organisée. Bref, un bastion bientôt centenaire interdit à la réflexion des usagers de cette monnaie coloniale, veillé par une aristocratie colo-monétaire grassement rétribuée. Cette durabilité cadavérique constitue, en soi, un problème sociétal. Que des millions d’Africains tiennent pour acquis, sans débats autorisés des possessions coloniales encore agissantes et structurantes ne peut que détériorer la qualité du rapport des sociétés avec leur avenir, car se construisent des formes d’évitement des questions essentielles, une déresponsabilisation des peuples agréée par les grandes démocraties libérales. La monnaie est également un des éléments de la souveraineté politique, notamment dans les premières phases de décolonisation où le marquage symbolique d’un territoire et d’une volonté de libération ne va pas de pair avec l’abandon aux coloniaux d’un tel instrument.
Enfin, la monnaie possède une dimension culturelle, véhicule des signes et des messages, des coupures et des référents qui font sens pour la cohésion sociale et les affects des peuples.

D’un point de vue économique, ainsi que je l’ai dit plus haut à l’heure où l’«emerging business» est à son paroxysme, faut-il rappeler qu’aucun pays dit émergent n’utilise de monnaie coloniale ou autre que la sienne propre. Ce n’est sans doute pas un hasard et il y a là, espérons-le une leçon à tirer…

Le fait d’avoir un Cfa arrimé de façon fixe à l’Euro est économiquement irrationnel puisque les cycles économiques ne sont pas les mêmes et que l’Euro est une monnaie forte qui tend à surévaluer le franc cfa. La conséquence c’est un excès d’importations biaisées en faveur de l’Europe -raisons historiques en plus-, et une compétitivité faible des exportations d’industries légères et artisanat. La profitabilité des exportations de matières premières s’en ressent aussi dès lors que la surévaluation affecte les coûts de production. Cet arrimage fixe à une monnaie considérée par nombre d’Européens comme surévaluée détériore la compétitivité et les exportables potentiels des usagers du Cfa. Une monnaie africaine mieux gérée, plus flexible assise sur un panier de devises internationales et africaines -yuan, dollar, euro, naira, cedi, rand, …- permettrait d’optimiser notre insertion commerciale mondiale et les devises qui en découleraient.
Les mécanismes de fonctionnement du Cfa exercent une répression monétaire injustifiée selon l’argument historique du professeur Tchundjiang Pouemi, en ponctionnant des sommes pouvant représenter le PIB d’un pays comme le Togo pour garantir la convertibilité de la monnaie et couvrir l’émission monétaire. Ces ponctions bloquées en grande partie au Trésor français assèchent les possibilités de financement des économies locales et prive les gouvernements de leviers d’action. Ce sont des prélèvements prédateurs qui, s’ils ne bénéficient pas aux Africains ne sont pas perdus pour tout le monde. Une monnaie africaine garantirait sa convertibilité en ayant un niveau de réserve qui ne pénalise pas le financement de l’économie, et en cas d’accroissement des réserves pourrait abonder un ou plusieurs fonds dédiés. Le professeur Kako Nubukpo, actuel ministre togolais de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques a fait des propositions concrètes dans cette direction.

D’une façon générale, le gain de mutualisation des réserves permettrait d’avoir un taux de réserve plus faible par pays, laissant des possibilités plus grande de soutien à l’économie et donc de stimulation de la croissance. Bénéficiant de marchés plus vastes unifiés par une même monnaie ou un même système monétaire (convertibilités assurées) les coûts de transaction seraient faibles et les échanges pourraient générer une dynamique de progrès collectif.

Le franc Cfa est, en l’état, un ancien sous-franc devenu sous-euro, une sous unité monétaire de l’Euro. Les transferts monétaires entre la zone franc et la zone euro permettent des sorties de capitaux échappant au contrôle des Etats qui auraient la volonté de les réglementer ou de s’assurer de leur légalité. La zone franc a, en ce sens, été un accélérateur des prédations, des déterritorialisations de sommes astronomiques de toutes origines, pas des moins douteuses.

Un système monétaire africain, construit pour la prospérité des économies et des sociétés africaines, géré par des compétences africaines conscientes de leur mission historique, ne pourrait créer des sauf-conduits au bénéfice d’entreprises de crimes économiques. Il y aurait, par conséquent, tant à espérer d’une monnaie africaine ou d’un système monétaire africain, à l’heure où, de façon anachronique un rapport français daté de décembre 2013, signé de l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, aidé de la notoriété de quelques financiers franco-africains, ne propose ni plus ni moins qu’un élargissement de la zone franc !

Que vous inspire la coopération Chine-Afrique ? Certains parlent de néocolonialisme. Alors que d’autres qualifient cette coopération de pragmatique. Qu’en pensez-vous ?
D’une façon générale, la diversification des acteurs et partenaires économiques africains est un impératif, un mode de sortie des assignations anciennes, une découverte de nouvelles problématiques internationales et de nouveaux enjeux. Ceci est vrai pour la Chine autant que pour l’Inde, le Japon, le Brésil, le Venezuela, par exemple. La Chine a fait des progrès incroyables sur le plan technologique et dans la structuration de son économie, sa stratégie des petits pas invisibles s’est révélée tout à coup porteuse d’impensables bonds de géant alors que longtemps elle a fait l’objet de quolibets eurocentristes à connotation raciste. C’est une immense civilisation qui a su, malgré ses discours sur le communisme, la fin des traditions, la modernité, garder un esprit confucéen, préserver une culture très puissante, langues, écritures, patrimoine ancien, temples, arts martiaux, art de vivre etc. Une population de plus d’un milliard d’habitants sur le même territoire depuis l’antiquité qui a réussi, dans un environnement international pas toujours favorable, à se défaire des impérialismes et à expérimenter sa propre modernité dans la période contemporaine. Il est vraisemblable que les pays africains auront davantage à apprendre de la Chine, de l’Inde, du Brésil que des pays ayant réalisé leurs révolutions industrielles à des périodes incomparables avec les données actuelles de l’existence économiques et des rapports géopolitiques.

La Chine serait donc plus une opportunité positive, à condition que les Africains construisent une stratégie, et qu’ils n’accueillent pas de façon passive les investissements étrangers. Même si la Chine n’avait aucune visée coloniale, si nous Africains n’avions pas d’objectifs, de cibles précises dans le rapport avec elle qui a des intérêts identifiés, nous perdrions au jeu par incompétence et manque de volontarisme politique. On aura beau crier au néocolonialisme ainsi que nous le suggèrent tant de publications en provenance des anciens comptoirs coloniaux… mais à la vérité, le responsable sera notre absence de vision et de déploiement stratégique. Les contrats passés avec les entreprises étrangères, chinoises ou non, doivent comporter des clauses précises, développer l’emploi local, renforcer le capital humain par la formation, et les taxes levées devraient compenser les pertes microéconomiques qui accompagnent les gains macroéconomiques.

Etes-vous optimiste pour l’avenir de l’Afrique ?
Je suis un constructiviste et je me méfie autant d’un optimisme béat et attentiste que du pessimisme qui inhibe toute action et déprime les consciences. La communauté des Africains, des Panafricains, doit construire les conditions robustes d’un optimisme contagieux prélude à une entreprise démiurgique destinée à rompre le signe d’une assignation au banc de l’humaine condition. Ceci ne sera possible qu’en passant au crible les expériences de ces dernières décennies, en mobilisant l’histoire profonde millénaire du continent, en réinvestissant les savoirs et savoir-faire culturels enfouis et trop souvent snobés par les élites aliénées, en explosant la camisole de force qui enferme les imaginaires des peuples encore travaillés par les représentations et l’emprise des «jours étrangers», selon l’expression de Césaire. La redécouverte de nous-mêmes, au-delà de nos résidus colonisés acculés aux limites continentales coloniales, allant vers les diasporas africaines se revendiquant d’une africanité extracontinentale, la victoire sur les servitudes aux paradigmes hégémoniques, sont autant d’outils qui «libèreront le rêve africain».

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