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Art et Culture

Entretien avec... Amadou Elimane Kane : «L’école coloniale nous a réduits à néant»
Publié le vendredi 14 octobre 2016  |  Le Quotidien




Amadou Elimane Kane, auteur prolifique, éclectique et transgenre, publie un nouveau récit, aux éditions Lettres de Renaissances, intitulé Moi, Ali Yoro Diop La pleine lune initiatique, qui raconte l’histoire d’un combattant contre la colonisation pour rétablir la liberté et la justice. Pour mieux comprendre cette œuvre, nous avons rencontré l’écrivain-poète.

Après Un océan perlé d’espoir, Les fondements historiques du panafricanisme expliqués à la jeunesse et Enseigner apprendre à apprendre par la poésie, l’oralité et la citoyenneté, vous poursuivez votre travail de valorisation de la culture africaine en publiant un nouveau titre pour cette année 2016. Qu’est-ce que vous racontez dans votre nouveau livre ?
C’est une histoire qui m’a profondément marqué et dont j’entendais parler depuis longtemps dans mon environnement familial et culturel. Et je voulais en savoir plus sur l’histoire d’Ali Yoro Diop, un homme qui, au début du XXème siècle, a résisté à la présence française en réclamant la justice des droits humains. Comme ce sont des questions qui me mobilisent depuis longtemps, je me suis senti concerné et j’ai eu envie de relater cette histoire, au moyen d’une trame romanesque. Je précise que ce livre est le premier tome d’une trilogie qui s’inscrit dans une démarche de déconstruction, en vue d’un véritable paradigme intellectuel africain. L’histoire d’Ali Yoro Diop est basée sur des faits réels, issus d’archives écrites et orales dont je me suis servi pour bâtir l’intrigue. Je me suis vite rendu compte qu’Ali Yoro Diop n’était pas celui qu’on a voulu nous faire croire, un illuminé qui aurait perdu l’esprit. Il connaissait l’histoire africaine, ses origines et ses empires, et il s’est opposé à l’envahissement des colonisateurs, car il avait une conscience aigüe de la lutte contre l’injustice. Il a résisté tout simplement à la présence française, au péril de sa vie, car l’impérialisme occidental était en train de broyer notre dignité et notre histoire collective.

On voit en effet que votre œuvre contribue à parler de l’Afrique d’une autre manière. Comment décidez-vous d’écrire sur un sujet comme celui-ci ?
Si j’ai choisi d’exhumer le récit d’Ali Yoro Diop, c’est parce que je pense qu’il est grand temps de rétablir certaines vérités historiques et de déconstruire le schéma colonial, et notamment à travers nos récits. Partout sur le continent, il a existé des hommes pour dire non mais on les a enterrés et ils sont retombés dans l’anonymat le plus désolant. Ali Yoro Diop n’a même pas de sépulture au Fouta Toro. Cela prouve bien dans quel carcan on a voulu nous enfermer, pour ne pas honorer la mémoire de ceux qui voulaient sauver notre identité. Je veux juste rappeler que l’Afrique a connu plusieurs tragédies humaines et culturelles. Je ne le dis pas pour réactiver un processus de victimisation, nullement. Je le dis pour que l’on comprenne bien ce qui en résulte et comment aujourd’hui, et dans le futur, nous pouvons les dépasser. Il y a eu la traite, la déportation et l’esclavage qui ont décimé nos liens sociaux et nos forces humaines. Lors de la conférence de Berlin en 1884, les Occidentaux ont divisé notre continent d’un point de vue géographique, économique et social. Mais cela a été bien plus loin encore ; le partage absurde des terres africaines et l’anéantissement de leurs structures sociales, pour créer les frontières artificielles que nous connaissons encore, ont déséquilibré l’ensemble de nos modes de vie, de notre histoire, de notre mémoire et de notre patrimoine. La colonisation des territoires a aussi eu un impact énorme sur notre psychisme car cela a détruit nos espaces physiques et nos espaces mentaux. L’école coloniale nous a réduits à néant par une volonté toujours plus féroce à nous dominer.

Vous voulez dire que nos sociétés n’ont pas d’existence propre ?
Au contraire, elles ont une existence bien réelle et possède une identité profonde mais celles-ci ont été décimées mentalement, comme je l’ai dit précédemment. Car depuis 600 ans, qu’est-ce qu’on nous propose de raconter de l’histoire africaine ? Celle-ci débuterait à la fin du XIXème siècle grâce aux forces civilisatrices occidentales. Ce qui est bien entendu une tromperie, voire un massacre culturel et intellectuel. C’est pourquoi je pense qu’il faut en finir avec toute cette imagerie qui est malheureusement encore transmise, et qui consiste à dire que l’Afrique serait née de l’Occident. Encore en 2007, Nicolas Sarkozy, président de la France, avec force et nihilisme, affirme que l’Afrique n’est jamais entrée dans l’histoire ! C’est tout le contraire, notre histoire est profondément ancienne, elle constitue même le point de départ de l’humanité. Nous ne devons plus fonctionner par mimétisme occidental car c’est une erreur grave. Je n’ai rien contre ces pays mais nous devons impérativement faire l’état des lieux de notre patrimoine culturel pour rétablir tout ce que l’on nous a subtilisés. Pour cela, il s’agit d’écrire nos propres récits, avec à l’esprit notre narration collective.

Qu’est-ce que vous entendez par narration collective ?
Comme je l’ai dit, notre patrimoine a été nié. Il s’agit pour nous de réécrire notre propre espace culturel avec nos récits, nos mythes, nos croyances, nos langues. Nous devons reconstituer notre patrimoine historique, culturel et social dans ses vraies définitions et dans son identité remarquable. Je pense qu’il faut entériner la sauvegarde de notre monde, pour vivre la consécration de notre histoire qui ne peut plus être celle d’une autre culture, la culture occidentale. Il s’agit pour nous d’écrire nos propres récits, formant une narration collective qui permette la réhabilitation définitive de notre patrimoine et de nos empreintes culturelles et sociales. De reformer cette narration collective permettra non seulement de partager notre histoire commune mais aussi de redessiner les perspectives du futur, de nos besoins, de nos stratégies, en matière d’éducation, de droit, de politique unitaire et de citoyenneté. Nous aurons alors un tracé ayant du sens pour répondre à nos véritables besoins sociaux, éducationnels et humains.

Sur quelle base peut-on alors considérer le patrimoine africain ?
La culture nègre est un héritage de l’Egypte pharaonique. Et nous le savons grâce notamment aux travaux de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga. Par exemple, et contrairement aux idées reçues, les traces écrites les plus anciennes se trouvent en Egypte pharaonique. Les chercheurs datent à -4000 les premiers pictogrammes connus de la Vallée. Si l’on compare cela aux textes les plus anciens en Occident, ceux-là apparaissent seulement en -1400, ce qui confère un écart très important entre le système pharaonique et le milieu indo-européen. Ainsi la question de l’antériorité de l’écriture pharaonique semble résolue. C’est donc intéressant de faire émerger les traces de la littérature, sous ses différentes formes au sein de la culture pharaonique et de sa préexistence au cœur de l’histoire de l’humanité. Cette influence originelle a contribué à la création du mythe occidental qui serait à l’origine de l’écriture. Or, si l’on s’attarde sur les écrits de l’Egypte pharaonique, on constate que les aspects religieux, philosophiques ou romanesques sont bien présents. Ce qui renforce l’hypothèse que l’Egypte pharaonique possédait les clés de la création littéraire.

A travers ce que vous dites, on reconnait aussi vos déclarations et vos écrits autour de la renaissance africaine. Pouvez-vous nous rappeler ce que cela recouvre ?
La renaissance africaine est une démarche qui propose un ensemble de valeurs en rupture avec les représentations afro-pessimistes. Cette démarche de rupture doit s’accompagner d’une unité africaine avec pour levier plusieurs articulations qui permettent d’œuvrer pour la renaissance : une unité culturelle avec la réappropriation du patrimoine historique ainsi que l’exercice des langues nationales ; mais aussi une unité économique et monétaire avec une réelle exploitation des richesses naturelles du continent et enfin une unité politique d’où doit émerger une véritable démocratie, la défense des droits humains fondamentaux et la lutte contre les corruptions. Mais cela doit s’accompagner d’une réelle prise de conscience, selon laquelle chaque africain doit recouvrer une image juste de soi avec l’estime et la confiance nécessaires à la réhabilitation de ses valeurs humaines, sociales, culturelles et artistiques. C’est pourquoi je crois aussi à la constitution des Etats-Unis d’Afrique car seule l’émergence d’un Etat fédéral est viable. Encore aujourd’hui, on est dans des stratégies d’évitement et l’Africain est son propre fossoyeur, un ennemi pour lui-même, en continuant de fonctionner sur des concepts iniques qui n’ont aucun sens. Les Occidentaux nous parlent de développement tout en continuant de tirer les ficelles financières et politiques. On ne va jamais se développer de cette manière, c’est un leurre. Certains hommes s’autoproclament penseurs du futur alors qu’ils ne sont que dans l’aliénation d’un académisme qui nous tire vers le bas et qui ne correspond pas à nos enjeux.

Qu’est-ce que vous proposez pour remédier à cet immobilisme et engager le changement ?
Je propose que la pensée soit partagée et que la réflexion soit ouverte sur nos paradigmes culturels et sociétaux. Souvent, les défenseurs du patrimoine africain, nous n’avons pas suffisamment la parole. Nous sommes interdits d’antenne, on torpille notre travail, avec ce sentiment encore trop présent de ne pas exister. N’oublions pas que Cheikh Anta Diop est mort avec le titre «d’assistant», sans reconnaissance et combattu jusqu’au bout. Son livre Nations nègres et cultures a été refusé partout et ceux qui ont reçu des titres n’ont rien produit. Trop souvent, on nous refuse l’antenne médiatique et l’expression dans l’espace public. On est confronté à des comportements d’évitement. En somme, nous ne devons rien attendre des hommes fantoches mais nous battre pour une reconnaissance légitime. Vous savez, en France, j’ai fait tout un travail de recherche en pédagogie autour de la poésie et de l’oralité. Il y a vingt-cinq ans, j’étais marginalisé, voire ridiculisé. Mais désormais, on reconnait mon travail au sein de l’institution de l’éducation nationale car on a compris que ce travail des fondamentaux de la langue, de la culture et de l’identité contribue à l’émergence des savoirs et des apprentissages. Au Sénégal, on ne parle pas de cette avancée et on nous évite. Mais nul n’est prophète chez soi !

C’est pour cela que vous avez créé en 2012, l’Institut culturel panafricain et de recherche qui se situe à Yenne ? Racontez-nous comment vous avez imaginé ce lieu de culture ?
Oui, je voulais un espace de liberté où il soit possible de défendre notre idéal panafricain tout en demeurant dans l’ouverture culturelle, pédagogique et artistique. Et que nous soyons nos propres créateurs d’une structure qui parle de nous, de notre histoire, de nos arts, de notre diversité culturelle, sans enfermement. Nous avons aussi fondé une maison d’édition pour exister par nous-mêmes, sans qu’on nous oblige à penser sur le modèle occidental. Très souvent, la littérature africaine qui est publiée est tournée vers le commercial, ou le divertissement. Mais nous avons aussi une littérature qui engage notre propre récit et qui doit exister comme source de résistance. N’attendons rien de l’Occident ou des hommes à sa solde. Continuons à porter nos valeurs, nos cultures, nos arts, nos langues pour porter un regard sur nous et sur l’humanité, restons debout pour contrecarrer le refus de nous donner la parole. Cette parole, nous devons la prendre sans peur et sans honte.

Pour citer vos propres mots, vous parlez de «décolonisation intellectuelle». Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, la décolonisation n’est pas seulement géographique ou politique. Elle doit s’accompagner d’une libération culturelle, philosophique et linguistique. Car on sait qu’une civilisation doit être maîtresse de son histoire, de ses valeurs, de sa conception sociale pour pouvoir assurer son devenir et son rapport au monde. Je pense que, nous Africains, nous devons mener ce processus de décolonisation mentale jusqu’au bout. Car nos sociétés sont encore trop conceptualisées autour des modèles des puissances occidentales qui ont, dans un souci de domination permanente, bouleversé tous nos schémas culturels, historiques, philosophiques, spirituels pour nous laisser exsangues et en rupture avec notre héritage ancestral. La pensée, la spiritualité et la résonnance culturelle de l’Afrique doivent reprendre leurs droits pour pouvoir contenir une influence occidentale encore trop paralysante pour notre épanouissement.

Comment ?
Je pense que la question linguistique est très certainement l’axe par lequel nous pouvons recouvrer notre mode de pensée. Nos éducations, nos travaux d’écriture, de recherche, d’oralisation sont dominés par les langues étrangères. Ce qui nous place dans ce que l’on peut nommer «l’esclavage linguistique». On sait combien une langue est médiatrice d’une culture, synonyme d’une vision philosophique et combien le mental intervient dans l’exercice d’une langue. C’est pourquoi nous de­vons valoriser nos langues africaines, nous devons travailler pour qu’elles soient de nouveau un mode de transmission, au sein de l’école notamment, pour refaçonner nos empreintes culturelles qui demeurent profondément attachées à la conception spirituelle de la cosmogonie africaine. Ainsi, nous avons tout un travail de reconnaissance à faire pour pouvoir affirmer notre totale liberté culturelle en utilisant nos langues originelles au cœur des sociétés. Nous devons créer nos propres outils linguistiques pour lire, dire, écrire dans nos langues nationales. Offi­cialisons une langue commune qui soit africaine pour l’avenir de notre patrimoine historique. Cette libération linguistique permettra de conduire une véritable renaissance culturelle et identitaire africaine qui sera la réponse à une volonté unitaire et panafricaine.
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