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Art et Culture

Ousmane Oumar Kane, auteur du livre "Beyond Timbuktu": ‘’Les occidentaux ont créé les conditions dans lesquelles l’Etat Islamique prospère’’
Publié le samedi 3 septembre 2016  |  Enquête Plus
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© aDakar.com par DF
Pr Ousmane Kane présente son dernier livre
Dakar, le 26 août 2016 - Le Professeur Ousmane Kane, enseignant à l`université de Harvard aux États-Unis a présenté son dernier ouvrage: "Beyond Timbuktu". La cérémonie s`est déroulée au Codesria.




Ousmane Oumar Kane est un Sénégalais résidant aux Etats-Unis. Professeur et chercheur à Harvard University, l’enseignant s’intéresse aux manuscrits arabes préservés à Tombouctou, un lieu de reddition de l’islam. Après des investigations profondes, il publie un livre intitulé ‘’Beyond Timbuktu’’. Dans cet entretien accordé à EnQuête, M. Kane désigne cet ouvrage comme une correction à la perception des occidentaux et y évoque des thèmes d’actualité comme le terrorisme.

Vous avez récemment publié un livre intitulé ‘’ Beyond Timbuktu’’. Pourquoi cet ouvrage ?

Ce livre corrige la perception dominante de l’Afrique noire comme un continent d’oralité. Ce discours occulte une partie importante de notre patrimoine culturel. Il y a des lettrés qui nous ont laissé un patrimoine de manuscrits importants qui traitent différents domaines. La plupart des philosophes et autres écrivains ont parlé de la production du savoir en Afrique postcoloniale. Mais ces gens ignorent la tradition intellectuelle de la religion musulmane. J’ai écrit ce livre pour corriger cette perception.

Quelle perception avez-vous de la non-reconnaissance des manuscrits arabes par le patrimoine culturel au Sénégal ?

Il faut reconnaître quand même qu’à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire (Ifan), il y a un département d’islamologie. Depuis la création de ce département et tout au long du 21e siècle, il y a eu beaucoup d’efforts déployés pour recenser et cataloguer ces écrits. Mais seulement, ce savoir n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas étudié l’arabe. Le professeur Amath Samb, l’auteur du livre ‘’Contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe’’, a fait un énorme travail. Dans son ouvrage, il retrace la contribution des lettrés sénégalais dans la civilisation arabe. L’essentiel des écrits arabes ont été produits par des non-arabes. Le plus grand grammairien arabe, Sibawayh, c’était un Perse. La civilisation musulmane est mondiale et les arabes ne représentent que 20%. Actuellement, il y a plus d’un milliard et demi de musulmans dans le monde. Ces arabes ont contribué autant que les autres pays musulmans non arabes. Donc, il ne faut pas voir l’arabe comme une langue étrangère mais plutôt une civilisation.

L’Etat du Sénégal veut revaloriser voire structurer le patrimoine immatériel culturel (récits contes…). Magnifiez-vous cette initiative ?

Pour être franc, je ne peux que m’en réjouir. Il y a un livre très influent écrit par Appiah, qui a passé sous silence la tradition intellectuelle arabo-musulmane mais aussi d’autres traditions intellectuelles. Dans son ouvrage, il dit que la plupart des intellectuels africains sont ‘’europhones’’, c'est-à-dire leurs textes sont écrits en français, portugais et que les intellos du tiers-monde sont les produits de la rencontre avec l’occident. Dans ce cas, quelqu’un comme Kocc Barma n’était pas un intellectuel et je vous demande si c’est logique. Ces récits et contes font partie de notre patrimoine culturel.

Dans votre ouvrage, pourquoi avez-vous pointé du doigt des auteurs comme Kwame Anthony Appiah et Valentin Mudimbé?

Ces auteurs ont affirmé que la plupart des intellectuels africains raisonnent ou empruntent des concepts hérités de l’Occident. Ils ont raison pour le cas des intellectuels ‘’europhones’’. Leur travail est remarquable, je ne le nie pas, mais ils sont conscients de l’existence de la tradition arabo-musulmane et ils n’en parlent pas. Cela veut dire qu’ils ignorent la tradition africaine. Il faut repenser l’idée d’intellectuel. Ce ne sont pas seulement ceux qui lisent ou écrivent en langues occidentales ou en arabe. C’est une catégorie beaucoup plus large. Ceux qui prennent la parole en public et qui se prononcent sur des questions importantes de société, ces gens aussi sont des intellectuels. Dans le système de l’érudition islamique, les lettrés sont versés dans des études islamiques ; mieux ils s’expriment dans leurs langues. Ils utilisaient deux différentes langues (africaine et arabe) et ont développé un vocabulaire technique pour pouvoir parler des sujets d’actualité.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant vos investigations?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est la richesse de ces manuscrits et le fait qu’ils aient été très mal exploités pour l’écriture sociale, politique et économique. Et la raison principale est que les historiens modernes formés dans les Départements d’Histoire, pour la plupart, ne maîtrisaient pas la langue arabe. Si vous fouillez des récits de voyage des grands hommes, ils peuvent renseigner sur beaucoup de choses. Souvent, ces récits sont sous forme de poésie et au-delà, l’auteur raconte les coutumes des peuples qu’il a vus. Tous ces manuscrits sont souvent dans un langage théologique. Mais dans leurs écrits, ils traitent de débats très intéressants. Au chapitre V de mon ouvrage, où je traite le djihadisme, j’aborde des sujets du 17e au 19e siècle sur la délimitation des frontières musulmanes, l’esclavage, le djihad .... Là, c’est clair qu’on a un champ intellectuel très fécond où des auteurs débattaient de beaucoup de sujets qui interpellaient la société. Ces écrits nous renseignent sur l’histoire. Si on n’utilise pas ces manuscrits, on va se référer aux sources coloniales. La production arabe est un océan sans rivage.

En 2013, des manuscrits ont été détruits à Tombouctou par des terroristes lors de la contre-offensive des Français. En tant que chercheur, ne pensez-vous pas que cette destruction est une grande perte pour le monde musulman ?

Plus de quatre mille manuscrits ont été détruits d’après l’information que j’ai reçue d’un bibliothécaire de Tombouctou. C’est bien une perte. Mais il y a plus de manuscrits qui ont été perdus à cause des conditions climatiques et de la mauvaise conservation. En Afrique de l’Est, le texte le plus ancien qu’on a trouvé date du 17e siècle. Les conditions climatiques, la proximité de l’océan et l’humidité ont causé la perte énorme d’une grande partie de ce patrimoine. Pour cela, la fondation ‘’Anfoukhar’’, à Londres, qui a été créée par l’ancien ministre saoudien du Pétrole, visait à préserver ces ouvrages. Mais c’est un problème à l’échelle mondiale. Avec cette Fondation, on avait estimé à trois(3) millions le nombre de livres dans différentes langues des peuples musulmans non publiés. Donc, c’est une perte énorme.

Pouvez-vous revenir sur les différents manuscrits que vous avez énumérés dans votre livre ?

Je les ai catégorisés en cinq types. D’abord, il y a la nature historique. Cette catégorie nous renseigne sur l’histoire de la religion. Souvent, on peut trouver sur les marges de ces manuscrits des notes relatant des événements et l’année à laquelle ils sont survenus. Ces notes marginales, elles-mêmes, sont des sources de l’islam. Vous pouvez avoir aussi des ‘’fatuwa’’, c'est-à-dire des opinions émises par des juristes sur certains domaines, par exemple l’esclavage. Nous avons aussi une deuxième catégorie qui est pédagogique. Cela veut dire que pour enseigner des textes complexes, les lettrés préparaient des commentaires sur ceux-ci.

Il y a des manuscrits laudatifs. Ce sont des poèmes qui chantent le prophète Mohamed (PSL), les saints, les morts et les amis car la poésie est une partie importante de la tradition musulmane. Il y a aussi des écrits de type polémique. Surtout des différents groupes religieux qui ne partagent pas la même opinion. C’est vraiment une tradition de débats intellectuels. Dernièrement, il y a certains écrits de type politique. C’est lorsque les lettrés ont écrit pour protester contre l’ordre établi. Vous avez au 17e, jusqu’au 19e siècle, des lettrés musulmans qui ont mené des révolutions et ont renversé des souverains illettrés pour les remplacer. El hadji Omar Tall a fait son Djihad en créant un grand empire de cent cinquante mille mètres carrés. Les ''Torodo'' et d’autres ont fait aussi leur révolution. Ces gens, avant de faire leurs révolutions, ont écrit pour critiquer l’ordre établi et dénoncer l’injustice.

Dans votre livre, vous avez évoqué les écrits de Cheikh Ibrahim Niasse. Comment ces derniers peuvent-ils être des sources de l’islam ?

Il a écrit un livre intitulé ‘’l’Afrique aux Africains’’, en arabe, pour répondre à Monseigneur Lefebvre qui critiquait l’islam pendant la fin de la période coloniale. Il y avait des érudits comme Cheikh Anta Diop, Senghor, Lamine Guèye qui épousaient la pensée panafricaniste. Le mouvement ‘’Ansaroudine’’ que Cheikh Ibrahima a créé est transnational et compte des millions de membres. Je cite, dans le livre, au moins cinq thèses ou livres qui ont été produits sur ce mouvement et publiés par Oxford University press. Il s’agit d’études sérieuses. Cheikh Ibrahim Niasse a produit ses récits de voyage effectués à la Mecque, en Afrique de l’Ouest où il a rencontré des gens de différentes communautés et ethnies. Ces peuples ont assimilé son message et sont devenus des Tidjanes. Ces informations sont des sources historiques.

Est-ce que le Sénégal dispose d’un catalogue de manuscrits ?

J’ai fait un catalogue de manuscrits sur le Sénégal qui a été publié en arabe et intitulé ‘’les manuscrits arabes du Sénégal’’. Je suis allé aux archives nationales, à l’Ifan, Touba, Diourbel pour leur remettre des copies.

Dans votre ouvrage, vous avez aussi évoqué des thèmes actuels comme le djihadisme. Quel est votre perception d’un tel fléau ?

D’abord, il faut clarifier ce que veut dire le djihad. Ce dernier vient du mot arabe ‘’djouhd’’ qui veut dire effort et cela revient à l’idée de déployer une énergie en vue de défendre la religion musulmane. Il est légitime de se défendre dans la tradition musulmane. Il se trouve que pendant la guerre froide, l’Union soviétique occupait l’Afghanistan. Ainsi, des pays occidentaux alliés de l’Amérique et d’autres pays musulmans voulaient faire la guerre à l’URSS vers les années 1979. Les Américains ne voulaient pas envoyer leurs jeunes soldats pour faire la guerre parce qu’il y avait eu des milliers d’Américains morts au Vietnam.

Ainsi, l’Arabie Saoudite et le Pakistan ont décidé de mobiliser une armée de djihadistes pour se battre contre les Soviétiques. Ils ont recruté voire facilité le recrutement de milliers de personnes qui sont allées en Afghanistan. Ils les ont formés au maniement des armes et leur ont fourni des armes sophistiquées pour combattre l’URSS. Pour cette guerre, les Américains et les Saoudiens ont beaucoup financé. Ils ont réussi à vaincre l’Union soviétique qui s’est retirée du territoire afghan. C’est à partir de là que le djihadisme sous sa forme moderne est né. Ces djihadistes, on les appelait même des arabes afghans. Après cette guerre, ils sont retournés dans leurs pays et ont trouvé que leurs gouvernements ne pratiquaient pas la loi de Dieu. Avec un tel concept, ils sont allés se battre en Egypte, en Tunisie, au Nigeria. Maintenant, ce que j’en pense, c’est un défit sécuritaire énorme.

Il faut aussi comprendre que ces Djihadistes ne prospèrent que dans des contextes d’effondrement des Etats. Par exemple, L’Iraq était un pays très stable pendant tout le règne de Saddam Hussein de même que la Lybie a connu une stabilité sous Mouammar Kadhafi. Dans ces pays, certes il y avait des problèmes mais ils se sont désintégrés suite à l’intervention occidentale. Si l’on pense que le problème est une idéologie musulmane intolérante, cela renvoie à une lecture très incorrecte de la réalité, que ce soit la Syrie, le Mali, la Somalie. Ces pays ont attiré le djihadisme parce que leurs Etats étaient effondrés suite à l’intervention des occidentaux.

Est-ce qu’il n’y a pas des intérêts financiers derrière Boko Haram, Aqmi, Ei et bien d’autres organisations terroristes ?

Vous savez, le Moyen Orient est très complexe du point de vue géographique. Israël est très puissant et est protégé par les pays occidentaux. Il y a aussi l’Iran qui veut qu’on le reconnaisse comme puissance. La Syrie est également importante sur le plan de la géopolitique régionale. Chacun a des intermédiaires pour imposer sa force. Certaines de ces sectes sont manipulées mais d’autres ont leurs propres agendas.
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