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Longue détention provisoire en souffrance: L’injustice de la Justice
Publié le mercredi 10 aout 2016  |  Enquête Plus
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© Autre presse par DR
Des prisonniers de la Maison d`Arrêt et de Correction de Rebeuss ont entamé une grève de la faim




Sans ambages, avocats et militants des droits de l’Homme déclarent que 50 % des personnes placées sous mandat de dépôt ne devraient pas l’être. Les robes noires dénoncent ces placements quasi ‘’systématiques’’. Il s’y ajoute les centaines de dossiers en souffrance. L’administration pénitentiaire, dans son rapport rendu public en mars 2015, a fait état de 428 détenus provisoires, ayant purgé trois ans en prison, et attendant de connaitre leur sort. La même année, la population carcérale a été évaluée à 36 028 dans les 37 prisons du Sénégal.

Le Sénégal compte 37 établissements pénitentiaires. Dans son rapport rendu public en mars 2015, l’administration pénitentiaire estimait la population carcérale à 36 028 détenus. Parmi ceux-ci, la majeure partie était concentrée dans la région de Dakar, avec 17 315 prisonniers. 53,45% de cette population avait fait l’objet d’une condamnation. Le rapport révélait aussi l’existence de 428 détenus provisoires dans les prisons du Sénégal qui attendaient depuis plus de trois ans, de connaître leur sort. Souvent, explique le juge Julien Ndour, les dossiers qui viennent des juges d’instruction sont en souffrance dans leurs bureaux, parce qu’il y a trop de détention. Le magistrat l’a dit, lors d’un panel sur les longues détentions préventives.

Ainsi, cela ‘’pose (d’autant plus) problème’’ que ‘’si on applique les principes du droit pénal, la présomption d’innocence, 50 % des personnes qu’on place sous mandat de dépôt de façon froide ne devraient pas l’être », dit le juge. A ses yeux, là où des personnes ont commis des infractions « très graves » et bénéficient d’une liberté provisoire, certaines demandes « moins graves » sont rejetées dans des conditions « incompréhensibles ». Dans le système judiciaire, la détention provisoire permet d’éviter que la personne prenne la fuite, d’avoir une garantie au niveau de la Justice. Aussi, elle permet d’éviter que la personne détruise les éléments de preuve, mais aussi une subordination de témoin, etc. Prévue dans le code de procédure pénale, la détention provisoire, selon l’article 127, ne peut pas dépasser six mois. Au-delà de ce délai, la personne placée sous mandat de dépôt doit être libérée d’office.

Le rappeur Gora Diouf alias Requin se plaît de dire qu’il a « perdu 5 ans de son existence à Rebeuss, avant d’être lavé de tout soupçon ». Un sort triste, malheureux, qu’il partage avec des milliers de justiciables écroués « arbitrairement » ou par « négligence coupable ». Le rapport 2009 de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) dévoilait : « Les détenus provisoires font un effectif de 36 227 individus durant toute l’année de 2009, tandis que les condamnés se chiffraient à 50 236 individus ». Le document soulignait que les détenus provisoires, qui ont fait plus de 2 ans de détention, représentaient 12 % des effectifs. Cette tendance s’est maintenue en 2011 dont le rapport sur la situation économique et sociale du pays mentionnait ceci : « Les cas de détention de longue durée restent importants, en dépit de la tenue régulière des sessions des cours d’Assises. Le pourcentage de détenus provisoires de longue durée varie selon la localité. Les pics les plus importants sont observés dans certaines régions pénitentiaires ». Il s’agit de Dakar (47%), Ziguinchor (17%), Kaolack (11%) et Saint-Louis (7%).

« Souvent, les régisseurs sont réticents à libérer la personne d’office »

De l’avis des spécialistes, le personnel judiciaire est trop insuffisant par rapport au volume d’affaires à juger. « Ces longues détentions au détriment des détenus sont en partie liées aux lenteurs du système judiciaire résultant du grand nombre de dossiers en souffrance au niveau des cabinets d’instruction et des juridictions », soutient l’ANSD. Devant tant de vies broyées par le rouleau compresseur d’une justice défaillante, l’avocat Me Demba Ciré Bathily estime que sauf en cas de crime, de détournement de deniers publics ou d’atteinte à la sûreté de l’Etat, la durée de détention provisoire ne doit pas dépasser six mois. Selon lui, « si la personne est régulièrement domiciliée et présente toutes les garanties, une simple convocation suffit pour qu’elle se présente au procès. Mais souvent, la détention provisoire est utilisée de manière arbitraire à des fins de règlement de comptes ».

Le juge Julien Ndour, qui mentionne des lacunes relatives aux textes régissant ladite détention, jette un critique sur l’ancienne loi. Imprégné du sujet, il revisite le passé : « Dans l’ancienne loi, il était précisé que le régisseur de la prison d’arrêt doit automatiquement libérer la personne, après les six mois. Il n’avait pas besoin de s’en référer aux juges. Alors que, cette partie de la phrase a été relevée dans l’actuelle loi. C’est la raison pour laquelle, nous avons tous ces problèmes. Parce que les régisseurs sont parfois réticents à libérer la personne d’office. » Le juge Ndour avait mis un système d’alerte. Le régisseur le tenait toujours au courant des mandats dépôts qui devaient expirer. Autrement dit, il avait donné une carte blanche au régisseur de la maison d’arrêt où il était. « Au-delà de six mois, même un jour, la détention devient arbitraire. Il n’y a plus aucune base légale à garder la personne. Sous ce rapport, le juge peut avoir une responsabilité, parce qu’il doit veiller pour que les dispositions qui concernent le droit du détenu soient appliquées », détaille-t-il.

Me Bamba Cissé : « Le Procureur ne joue pas le rôle de filtre »

Pour résoudre cette question, les avocats invitent les juges d’instruction à prendre leurs responsabilités. D’ailleurs, le juge Julien Ndour considère la détention comme « une mesure d’une extrême gravité ». Selon lui, « au moment de l’inculpation, il n’y a aucune preuve contre la personne qu’on envoie en prison, en attendant que l’enquête se termine au détriment de la présomption d’innocence ». Constatant que la politique pénale est « répressive », Me Bamba Cissé, avocat à la Cour, déclare que la détention provisoire porte « atteinte » au principe de la présomption d’innocence et à la dignité de la personne. A ses yeux, le procureur a « beaucoup » de pouvoirs dans le cadre de la détention provisoire. Suffisant pour lui de faire état de son pincement au cœur : « cela est anormal », martèle-t-il. Avant de dire que le juge d’instruction a une « grande responsabilité » dans le cadre de ces détentions provisoires.

Me Bamba Cissé, qui pointe un doigt accusateur sur la politique pénale du parquet, constate que le procureur ne joue pas le rôle de «filtre» dans ces dossiers. Donc, que les mandats de dépôt sont devenus systématiques. Pessimiste, la robe noire met en garde : « Si l’on n’y pas garde, 1/3 de la jeunesse sénégalaise aura fait la prison ».

« La détention provisoire engloutit les conclusions futures de l’instruction dans un formidable préjugé, niant le travail d’investigation des juges d’instruction, fait reposer celui-ci sur un rapport de forces, et favorise le sentiment de victime du prévenu incarcéré : il exécute de fait une peine qui n’a pas été prononcée (….). A l’heure du jugement, la peine de prison prononcée sera confondue avec l’incarcération déjà effectuée illégitimement, elle aura donc perdu tout espoir de sens !», analysait Nicolas Frize, dans le Monde diplomatique de juin 2003.

En effet, au moment du procès, plusieurs facteurs influencent et orientent la perception du jugement, favorisent ou coupent la relation avec le prévenu. Le journaliste relève ainsi que la timidité du prévenu, ses difficultés d’élocution, son vocabulaire, son accent, ses obstacles à la formalisation, ou à l’inverse son charisme, son assurance non arrogante, sa simplicité, sa «bonne foi», jouent un rôle indéniable dans la correspondance que le juge va établir avec la peine qu’il va prononcer. Raison pour laquelle, lors des procès de personnes qui ont fait une longue détention provisoire, les juges tentent d’ajuster la peine par rapport aux années passées en prison.

Les avocats réclament un juge des libertés

Le journaliste est conforté par Me Bathily : « Les personnes détenues, dit l’avocat, sont en anticipation de la peine. Et, très souvent, on a l’impression que les juridictions ne font que ratifier la peine que vous avez déjà purgée ». Car, en plus de punir tous ceux qui ne sont pas encore condamnés, les détentions arbitraires communiquent et généralisent le mal qu’elles devraient prévenir et qui va contre le principe de l’individualité des peines, en sanctionnant toute une famille. Dans son ouvrage « Surveillance et punir », le philosophe français, Michel Foucault, s’insurge : « C’est une affreuse pensée de concevoir que ce n’est pas une punition de priver un citoyen du plus précieux des biens, de le plonger ignominieusement dans le séjour du crime, de l’arracher à tout ce qu’il a de cher, de le précipiter peut-être dans la ruine et d’enlever non seulement à lui, mais à sa malheureuse famille tous les moyens de subsistance». De fait, la détention provisoire est aussi châtiment social. La personne écrouée, même si elle est finalement acquittée, est perçue par la plupart des membres de sa communauté comme un coupable. Puisqu’elle a déjà fait la prison.

Me Bamba Cissé de dénoncer une nouvelle fois le « trop de pouvoir » du procureur qui, constate-t-il, du seul fait de son recours, rend suspensive la mise en liberté provisoire d’une personne. Les robes noires plaident ainsi pour l’augmentation des cabinets d’instruction et l’institution d’un juge des libertés. A travers ce souhait, ils ambitionnent de résoudre le problème de ces détentions qu’ils considèrent comme « arbitraires ». Selon le juge Ndour, « il n’y a pas suffisamment de juges d’instruction dans les cabinets ». Pour pallier à cela, ‘’il faut avoir des points rouges pour qu’à chaque fois qu’un mandat de dépôt expire qu’on sache que dans tel dossier telle personne doit être libérée. A ce niveau, la responsabilité incombe beaucoup plus au régisseur qui est avec le détenu, et qui dispose de fiches qui lui indiquent depuis quand on a placé la personne sous mandat de dépôt.»

Juge Julien Ndour : « Il y a des cas patents d’injustice »

Poursuivant qu’il y a des cas « patents » d’injustice dans le cadre des détentions provisoires, le juge Julien Ndour plaide pour que le juge d’instruction puisse motiver sa décision. « Dans l’affaire de Fanaye où il y avait une fusillade, raconte-t-il, il y a quelqu’un que la chambre d’accusation a libéré. Le juge d’instruction, furieux de la décision, appelle le régisseur pour lui dire : ‘’il ne faut pas la libérer.’’ Et il y a eu une autre inculpation. Donc, c’est très grave ce qui se passe. C’est un scandale». Le magistrat soulève un autre problème. « Lorsque la personne a été arrêtée pendant de longues années. Et, après, on se rend compte qu’elle n’a rien fait. Donc, cette personne-là mérite une indemnisation. Malheureusement, nos autorités publiques, du fait du coût financier, sont frileuses par rapport à cette question précise », regrette-t-il. Le magistrat dit être souvent interpellé sur cette question.

Me Abdou Dialy Kane : « Le Parquet vous place froidement sous mandat de dépôt »

Avec la politique pénale du Parquet, Me Abdou Dialy Kane reconnait que le mandat de dépôt est devenu systématique. « Je suis désolé, mais, c’est la triste réalité. Et, je crois que c’est une question qui doit être prise en charge par les pouvoirs publics pour essayer de trouver une solution. Parce que le recours à la détention doit être nécessaire. Malheureusement, on se rend compte qu’au Sénégal, beaucoup de détentions ne sont pas justifiées, du point de vue de la loi. » Selon lui, tout se passe comme si la politique criminelle adoptée par le Parquet va à l’encontre du principe de la présomption d’innocence. Dans le sens où, ce dernier fait état de ces recours systématiques au mandat de dépôt qui, avance-t-il, fonctionnent, en réalité, comme des peines de prison.

« En matière de flagrant délit, vous verrez que tout repose sur un procès-verbal de police ou de gendarmerie. Il ne contient que des déclarations d’une partie civile et d’un prévenu qui conteste vigoureusement les faits. Du fait que les contestations de la personne arrêtée ne sont pas démenties par aucun élément objectif du dossier, cela n’empêche le parquet de vous placer froidement sous mandat de dépôt. Pourvu que le tribunal statue et libère la personne, s’il y a lieu », plaide-t-il, avant de mentionner qu’en ce moment précis, le mal aura déjà été fait.

Souvent, le Parquet justifie ces détentions provisoires par le refus de trouble à l’ordre public, le risque de subornation de témoin. Des arguments que les avocats rejettent en bloc. « D’abord, ce n’est pas dans tous les dossiers où l’on retrouve des témoins. Ensuite, le trouble à l’ordre public est une notion qui n’est pas définie par la loi. Elle est abusivement utilisée par le Parquet. Et, certains juges d’instruction, pour justifier le placement sous mandat de dépôt, l’emploient. De ce point de vue, le législateur doit vraiment faire des efforts pour essayer de donner un contenu légal à cette notion ». Toutefois, reconnaissent-ils, il y a une évolution positive liée à la réforme de la Cour d’assise. Dans ce sens, les pouvoirs publics ont fait des efforts pour organiser plusieurs sessions de la Chambre d’assise, dans l’année. « Elles ont permis de réduire le fléau des longues détentions préventives. Malgré tout, je pense qu’il y a des efforts supplémentaires à faire », avance l’avocat.

« L’ordonnance de renvoi prolonge la validité du mandat de dépôt »

Tout juste, avant l’entrée en vigueur de loi créant les chambres criminelles, 500 dossiers étaient en souffrance. Les acteurs espèrent que tous ces problèmes seront réglés, dans un avenir proche. Faisant état des ordonnances de renvoi, avant l’expiration des six mois, un juge sous le couvert de l’anonymat avance que « si les détenus ne sont pas informés comme il se doit, ils vont croire qu’ils continuent de purger le mandat de dépôt. Alors qu’ils attendent en correctionnel pour être jugés. A cet égard, l’ordonnance de renvoi prolonge la validité du mandat de dépôt. » En effet, aucune durée n’a été fixée pour les détentions en matière criminelle. C’est sûrement ce qui pousse la Justice sénégalaise à maintenir des inculpés en prison, pendant plus de 10 ans.

Si l’acquittement suit ces longues détentions provisoires, le citoyen est remis en liberté sans aucune réparation. C’est pour toutes ces raisons que l’appareil judiciaire sénégalais est interpellé pour une justice en temps raisonnable. Par rapport aux lourdeurs ou lenteurs judiciaires, les exemples sont nombreux. Le plus célèbre est sans doute la tenue, en 2009, de la session spéciale de la Cour d’assises consacrée au jugement des membres de la fameuse bande à Alassane Sy alias «Alex» et Abatalib Samb dit «Ino». À l’issue de ce jugement, treize parmi toutes personnes qui avaient été placées en détention provisoire, pendant presque 10 ans, ont bénéficié d’un non-lieu total, sans l’accompagnement moral ni financier de la part de l’Etat du Sénégal.

Le principe constitutionnel veut que toute personne inculpée soit jugée dans un délai raisonnable. « On ne peut plus, à partir de ce moment, détenir une personne pendant 5 ans et même 10 ans », confie un avocat. Selon lui, le manque de moyens ne peut pas être opposé à ces principes, puisque l’Etat doit avoir les moyens de sa politique.
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