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Horizon - Amadou Elimane Kane parle de «Cheikh Anta Diop, le pharaon noir du combat réel pour la vérité scientifique» : «Son travail scientifique sur l’Afrique a balayé l’obscurantisme du XIXème siècle»
Publié le vendredi 12 fevrier 2016  |  Le Quotidien
Pr
© Autre presse par DR
Pr Cheikh Anta Diop, historien




«La construction du récit continental africain passe par cette résistance exceptionnelle conduite par des hommes et des femmes épris de justice, d’équité et de valeurs universelles.» C’est la conviction de l’écrivain-poète et panafricaniste, Amadou Elimane Kane. Dans cet entretien, réalisé en marge de la célébration du trentenaire de la mort de Cheikh Anta Diop, l’auteur de l’œuvre Les fondements historiques du panafricanisme expliqués à la jeunesse revient sur la lutte pour les causes panafricanistes, tout en partageant sa lecture lucide de l’œuvre de l’humaniste sénégalais et parrain de l’Université de Dakar.

Pendant que l’on commémore le trentenaire de la mort de Cheikh Anta Diop, que vous inspire cette pensée qui est de lui : «L’his­toire particulière de telle ou telle race doit s’effacer devant celle de l’homme tout court» ?
Vous savez, je crois fortement à l’idée de la justice humaine et dans l’histoire, on a vu des hommes engagés prendre la parole sur des luttes qui les dépassent eux-mêmes. Et c’est ce qui fait la beauté humaine. Quand Nelson Mandela défend la cause sud-africaine, il le fait au nom de la justice humaine et le monde l’a entendu, il a rendu ce combat universel et mondialiste. Dénon­cer des injustices appartient à tous les hommes, quelles que soient leurs origines, leurs appartenances qui ne sont finalement que construction. Je pense aussi à Stéphane Hessel, cet homme de combat profondément humaniste, qui appelait à l’indignation générale sur le déséquilibre de notre époque con­tem­poraine. Cela me parle, tout comme la pensée de Cheikh Anta Diop. Ou encore ce sont les mots de Aimé Césaire qui me viennent, «aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence et de la force». Toute­fois, s’agissant du panafricanisme, il faut se positionner sur la ligne à défendre et ne pas se faire rattraper par les idéologies rampantes de la pensée unique. C’est pour cela que je défends l’unité culturelle africaine.

Dans votre ouvrage Les fondements du panafricanisme expliqués à la jeunesse, vous semblez faire passer, à l’instar de Cheikh Anta Diop, le message selon lequel : «Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral…» Comment cela est-il possible aujour­d’hui, quand on sait que les aînés n’y sont pas parvenus, malgré leur bonne volonté ?
Parce que c’est une lutte qui ne doit pas s’arrêter aux seuls échecs. On sait bien que la résistance sera grande de voir le continent africain former une unité politique, économique, sociale et culturelle. Les forces idéologiques pour nous maintenir dans la dépendance sont nombreuses et puissantes, donc nous devons poursuivre ce combat, dans la réflexion et en mettant à terre toutes les injustices, les corruptions et le népotisme. Vous savez, nous sommes encore de jeunes nations, depuis les Indépen­dan­ces, les décisions qui ont été prises n’ont pas conduit le continent sur la voie de l’épanouissement. Nous devons en prendre la mesure et bâtir enfin notre récit continental, en évitant les mêmes erreurs. Ce qu’il faut conduire c’est l’unité culturelle continentale.

Pour avoir revisité l’œuvre des précurseurs du panafricanisme, dites-nous si la pensée et l’œuvre de Cheikh Anta Diop s’inscrivent dans la même mouvance que celles de Edward Wilmot Bly­den, Antenor Firmin, Beni­to Sylvain ou encore Henry Sylvester Williams ? Si ce n’est pas le cas, alors qu’est-ce qui différencie l’action panafricaniste de Cheikh Anta de celle des autres ?
Cheikh Anta Diop s’inspire des précurseurs du panafricanisme, il en assure la continuité et il va encore plus loin car le contexte et l’époque sont différents. Les précurseurs du panafricanisme que sont Edward Wilmot Bly­den, Anténor Firmin, Benito Syl­vain et Henry Sylvester Wil­liams ont vraiment posé les bases pour contribuer à l’élaboration d’une nouvelle image du monde négro-africain. Si on y regarde de plus près, les montagnes à gravir, à cette époque, sont colossales. Au XIXe siècle, les populations noires et africaines sont victimes d’une discrimination très violente à l’issue de trois siècles de destruction absolument inédite dans l’histoire : déportation, Traite négrière et esclavage. Cette situation d’abomination voit également, par des volontés politiques stratégiques idéologiques et économiques du mon­de occidental, une radicalisation généralisée et un racisme effroyable avec le projet dévastateur de la colonisation des territoires africains. C’est dans ce contexte que des hommes appartenant à «l’élite de couleur» s’emparent du combat du panafricanisme pour rétablir la vérité, pour mettre fin aux massacres, pour restituer les droits essentiels humains et une image éclairée de la civilisation noire. Quand Cheikh Anta Diop entreprend son travail scientifique sur l’histoire culturelle de l’Afrique, il balaie l’obscurantisme du XIXème siècle et c’est cette marche qu’il franchit qui est particulièrement intéressante.

Vous regrettez dans votre ouvrage que nos Etats soient toujours emprisonnés par des nationalismes pré­caires. Pourtant lit-on également entre les lignes que l’œuvre des pères «a suscité un espoir grandissant pour l’unité du monde noir». Qu’est-ce qui a manqué ?
Encore une fois, cela fait partie de notre évolution. Si nous sommes emprisonnés dans des nationalismes immobiles, qui n’ont plus de sens aujourd’hui dans le monde globalisé, c’est parce que nous n’avons pas encore fait une descente réelle sur nos questions identitaires. Nous n’avons pas, certaines élites en particulier, pris la mesure de la force de notre histoire, de notre civilisation, de notre culture, de nos langues, de nos modèles sociétaux qui ont été broyés par les massacres de l’esclavage et de la colonisation. Le modèle qui est encore proposé au sein des nations est celui de l’Occi­dent et cela ne peut pas fonctionner. C’est à nous de créer un véritable modèle qui ait du sens pour nos démocraties africaines.

Vous relevez également dans cette publication que ces hommes (Blyden, Anté­nor, Benito…) ont «commis des erreurs guidées parfois par leur propre réussite ou leurs propres démons». Est-ce aussi le cas de Cheikh Anta ? Comment alors ?
Chaque homme doit faire face à ses contradictions, c’est hu­main. Pour les précurseurs du panafricanisme, ils ont parfois été tentés par la fascination qu’exerçait l’Occident sur eux et compte tenu du contexte de discrimination très puissant, on ne peut pas leur en vouloir. On leur doit toutefois d’avoir mis à jour la profonde injustice que le monde noir subissait. Je ne sais pas si Cheikh Anta Diop a commis des erreurs, sans doute, mais son œuvre est colossale et c’est tout ce que l’on doit retenir. Aujourd’hui, grâce à ses travaux, on est capable de redessiner l’histoire de l’Afrique précoloniale, celle de l’Egypte pharaonique, celle des grands empires, de notre civilisation au sens épistémologique. Il a contribué aux lumières scientifiques de notre continent, en effaçant les épo­ques consacrées à plonger le continent et nos peuples dans l’obscurantisme.

Pour les jeunes que nous sommes, expliquez-nous brièvement en quoi le Pana­fricanisme au XIXe siècle est-il différent de celui du XXe ou du XXIe siècle ?
D’abord, il y a eu des avancées considérables pour le monde négro-africain. Il y a fort heureusement des lois qui encadrent la discrimination raciale, ce qui était une lutte à conquérir au XIXème. Au XXème siècle, le mouvement de la Négritude a poursuivi cette réhabilitation, la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis et le combat contre l’apartheid en Afrique du Sud ont également modifié l’opinion et rétabli un certain équilibre. Ce qu’il reste à accomplir désormais, c’est notre réelle unité politique et notre épanouissement économique et social pour contribuer à la marche du monde. Je suis aussi de ceux qui pensent que le caractère défaitiste et dominant du monde occidental a provoqué un certain vertige par le vide spirituel et qu’il aura à compter sur l’énergie créatrice et résolument optimiste de la conscience africaine.

En tant que panafricaniste, rêvez-vous réellement de la création un jour d’un passeport africain pour les descendants d’Afrique ?
C’est un de mes grands rêves, ce n’est pas le seul mais cela fait partie de la réhabilitation humaniste de notre patrimoine. Cela s’inscrit dans notre démarche globale de la renaissance tournée vers la Constitution des Etats-Unis d’Afrique, permettre aux uns et autres de s’inscrire sur les traces de leurs racines, de leur identité, comme une respiration nouvelle.

Cheikh Anta avait, dans les années 40, conçu ou plutôt inventé un alphabet dans la perspective d’écrire toutes les langues africaines. En tant que Professeur, jugez-vous de l’utilité d’une telle démarche aujourd’hui encore, pour permettre aux peuples d’Afrique de parler un même langage ?
Je suis évidemment favorable à la promotion de nos langues nationales. Pour comprendre qui l’on est, il est important de se reconnaître dans le discours, ce qui constitue notre empreinte culturelle. Nous ne pouvons pas éternellement emprunter nos référents aux langues européennes, cela n’a pas de sens. Nous pouvons communiquer par elles dans le cadre des échanges mais pas dans le cadre du développement africain. Nous devons retrou­ver les racines de nos langues pour apprendre, pour réfléchir, communiquer, publier des livres et fonder justement toute notre identité sociale et culturelle. Je suis pour l’enseignement dans les langues nationales, je le défends car c’est un point essentiel à nos perspectives contemporaines du XXIème siècle.
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