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Entretien avec… Mbaye Thiam, enseignant d’archivistique à l’Ebad : «Ceux qui ont le mieux compris le rôle des archives, c’est les détourneurs de deniers publics»
Publié le lundi 18 janvier 2016  |  Le Quotidien




Professeur d’archivistique à l’Ecole de bibliothécaires, archivistes et documentalistes du Sénégal (Ebad) depuis 1977, directeur de l’école de 1996 à 2006, Mbaye Thiam est présentement le responsable de la section Archives. Les archives sont-elles en crise ? Pourquoi elles font l’objet d’une méprise totale dans l’administration ? Avis d’expert !

L’Ige souligne dans son dernier rapport une mauvaise gestion des archives dans l’Administration sénégalaise. Selon vous, qu’est-ce qui en est l’origine ?
C’est parce qu’il n’y a pas d’archivistes dans les ministères. Chacun est responsable de quelque chose mais les archives eux ne trouvent pas de responsable. L’archiviste, même s’il existe, n’a ni les moyens ni l’égo administratif nécessaire pour sauvegarder les documents. Alors que dans d’autres pays, il est l’entier responsable des documents. S’ils sont détruits c’est lui qui en répond devant la loi. Ici, l’administratif gère tous les documents dans ces bureaux alors qu’il devrait y avoir des archivistes dans tous les services administratifs publics, ou des responsables pour veiller sur la sauvegarde des archives, leur conservation et leur communication avant que des gens qui ont fait du «frith frath» (Ndlr : une gestion nébuleuse) ne détruisent les documents.

L’Ebad ne forme-t-elle alors pas assez d’archivistes pour permettre à l’Etat d’en recruter ?
Il y a au moins 100 archivistes qui chôment dans ce pays. Ils sont diplômés et ne demandent qu’à travailler. Si on les recrute et qu’on les disperse à travers le pays, ils donneront les résultats les plus probants. Il y a 30 ans de cela, on recrutait automatiquement tous les diplômés de l’Ebad ; mais depuis une vingtaine d’années, ils cherchent du travail, courent de gauche à droite alors que le besoin existe. (Ndlr : La dernière promotion à être immédiatement recrutée était celle de 1985. Entre temps 2 agents ont été recrutés en 1998, en 2001 quelques agents. 2011 a vu un recrutement de 11 agents et 13 en 2014. Mais sur les 13 agents recrutés il y avait 6 professionnels de l’information do­cumentaire et 1 seul archiviste. Chiffres émanant de la direction des archives).

Est-ce alors une inadéquation entre l’offre de formation et les besoins sur le marché ?
Non pas du tout. La question n’est pas celle d’une incapacité de prise en charge de la fonction archive par les professionnels. L’Ebad est la première école d’archivistique en Afrique francophone. On a formé des milliers d’archivistes, documentalistes et bibliothécaires. L’Ebad reste l’une des écoles de référence, on a atteint des niveaux de qualité majeure. Le problème des archives n’est pas au niveau de la formation.

Vous pointez du doigt les responsabilités de l’Etat, mais le public n’a-t-il pas aussi une part de responsabilité ?
Le public est demandeur d’archives, c’est l’Etat qui ne lui offre pas les moyens d’y accéder. La question des archives au Sénégal c’est surtout un problème de politique. Dans nos pays, et singulièrement au Sénégal, malgré l’ancienneté de la fonction on n’a pas encore pensé à la fonction archive en terme de projets, avec des objectifs à atteindre, des procédures de mise en œuvre, avec des modes d’évaluation et un plan de développement au niveau public et privé.

Le rapport de l’Ige indique par ailleurs l’absence d’archives pour certaines agences de l’Administration pu­blique. Quelles sont les con­séquences de ces carences ?
C’est surtout une perte de mémoire. Si demain, on veut savoir ce qui c’est réellement passé en termes de gouvernance financière par exemple, on ne le pourra pas. Le document d’archive est aussi un document de preuve. Dans tous les procès qui se tiennent autour de la mal gouvernance, les gens sont confrontés à ce genre de problèmes. Ce n’est pas parce que quelqu’un est soupçonné d’avoir détourné de l’argent qu’on peut le condamner. On ne le pourra que lorsque les documents de preuve existent. Pas d’archives, pas de bonne gouvernance, pas de «ré­devabilité», ni de reddition des comptes !

Dans ce rapport il est surtout question des pièces comptables. Quelle est la particularité de ces pièces ?
Les archives comptables sont une partie des fonds ou des dossiers de tout organisme. Ils renseignent sur la manière dont on a utilisé les fonds alloués à un organisme dans le cadre de son fonctionnement. La loi veut qu’on garde ces documents comptables pendant au moins 10 ans. C’est justement au bout de cette période que celui qui a géré n’est plus comptable des deniers qu’on lui a confié. Le contrôle, l’inspection et l’audit se feront dans ce cas de manière objective. Si ces documents sont absents il n’y a ni contrôle ni audit.

Pourtant, depuis le dernier changement de régime on parle beaucoup d’audit, de contrôle, de reddition des comptes. Doit-on percevoir ces mots d’ordre com­me des slogans ?
La bonne gouvernance, la gestion vertueuse, le contrôle, l’audit… restent des vœux pieux tant qu’on n’a pas mis en place une politique d’archivage ! Un pays sans archives organisées et qui proclame la bonne gouvernance, c’est un pays qui prend les gens pour des «canards sauvages» (Ndlr : s’excusant du terme). Parmi les éléments constitutifs d’une politique de bonne gouvernance il y a plusieurs paramètres dont celui des archives. La transparence, la traçabilité, la bonne gouvernance, le compte rendu, l’audit, le contrôle et l’inspection sont conditionnés préalablement par l’existence d’archives. Si les archives sont là, les preuves sont établies, sinon il n’y en a pas. Ceux qui ont le plus et le mieux compris le rôle des archives dans la transparence et la bonne gouvernance, c’est les détourneurs de deniers publics. L’une des premières précautions qu’ils prennent c’est de faire détruire les archives avant de partir. Et l’on entre dans le cercle vicieux d’accusations et de contre-accusations.

Cela ne rend-il pas insignifiants les efforts d’une institution comme l’Ige, censée assurer la transparence dans la gestion ?
Quand le gouvernement de Macky Sall s’est installé, j’ai entendu un ministre dire, au sortir de la cérémonie de passation de service, qu’on ne lui a pas remis les archives. Moi, je dis qu’il n’y a pas de passation de service. Parce que ce sont les dossiers qu’un ministre a géré qui sont transmis à son remplaçant pour assurer la continuité de l’Etat. S’il n’y a pas une remise des dossiers courants et intermédiaires, cela veut dire qu’on les a soit éliminés ou subtilisés. Aujourd’hui, dans les traditions et modes de fonctionnement africains, il est regrettable que d’anciens responsables administratifs détiennent par devers eux des documents qui appartiennent à l’Etat et à la collectivité. C’est un délit, surtout que cela ôte aux populations, aux chercheurs et citoyens, toute possibilité d’accès à leurs sources d’informations administratives.

Quelles sont les mesures à prendre pour pallier ces problèmes ?
Il urge pour notre pays, surtout dans un moment de démocratie ouverte, de proclamation de volonté de bonne gouvernance, de transparence et de reddition des comptes, qu’on mette en place les conditions qui permettent de sauvegarder les archives, traiter les archives, recruter les archivistes formés pour cela, les responsabiliser et faire en sorte que les corps de contrôle puissent avoir des éléments formels d’identification de bonne et de mauvaise gestion et proposer qu’on sanctionne positivement certains et traduise en justice d’autres.

Quelle configuration de­vrait avoir selon vous la politique archivistique du Sénégal ?
Au Sénégal on pense bien les questions, mais il n’y a jamais d’application. Aujourd’hui la priorité des priorités reste l’élaboration d’une politique nationale d’archives publiques qui va décliner des objectifs, évaluer des moyens et la durée pour les atteindre. La deuxième priorité c’est de donner une lisibilité et une visibilité à la fonction archive au Sénégal. Le Sénégal a la plus vieille tradition archivistique d’Afrique francophone, et pourtant c’est le seul pays de la zone qui n’a pas de maison d’archives. Tant que les gens ne verront pas une maison des archives comme ils en voient partout ailleurs, ils n’accorderont pas d’importance aux archives. La troisième priorité, c’est d’organiser le réseau des archives publiques qui partirait des archives ministérielles, régionales, départementales, municipales, de la santé, hospitalières, universitaires… Qu’il y ait de grands secteurs et qu’on élabore des sous-secteurs à l’intérieur desquels on gèrera les archives de manière harmonieuse et uniforme.
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