Accueil    MonKiosk.com    Sports    Business    News    Femmes    Pratiques    Le Mali    Publicité
aDakar.com NEWS
Comment

Accueil
News
Société
Article
Société

Jacqueline Moudeina, avocate des victimes tchadiennes : «Le refus de Habré de parler n’altère pas la valeur du procès»
Publié le mercredi 1 juillet 2015  |  Le Quotidien
Hissène
© Autre presse par DR
Hissène Habré




Le 20 juillet prochain, le procès de l’ex-Président tchadien, Hissein Habré, va se tenir à Dakar devant la barre de la Cour d’assises des Chambres africaines extraordinaires (Cae), près de vingt-cinq ans après la fin de la dictature de Habré, et 15 ans après que les survivants aient déposé leur plainte. Satisfaite d’arriver presqu’au bout d’un long processus de procédures judiciaires, entamé en 2000 avec l’arrivée au pouvoir de l’ancien Président sénégalais, Me Abdoulaye Wade, et marqué par toute sorte d’écueils et plein de rebondissements, Maître Jacqueline Moudeina évoque l’éventualité du transfert des deux supposés complices de Hissein Habré, Saleh Younouss, ancien directeur de la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds), la police politique de Habré, et Mahamat Djibrine dit «El Djonto», condamnés à perpétuité par la Cour criminelle de N’djamena le 25 mars 2015, pour actes de torture. Cette avocate des victimes tchadiennes présumées de l’ancien homme fort de N’djamena, interrogée dans son cabinet implanté dans la capitale tchadienne, demeure convaincue que le refus de Hissein Habré de répondre aux questions des juges des Cae n’altère aucunement la valeur du procès de ce dernier.
Au regard de Me Jacqueline Moudeina, son pays, le Tchad, ne peut pas dégager une enveloppe de deux milliards de francs Cfa pour le financement des Chambres africaines extraordinaires et afficher son refus de contribuer à faire la lumière sur les faits ou crimes supposés qui se sont passés sous le règne de Hissein Habré. Par ailleurs, la robe noire estime que N’djamena a l’obligation d’accompagner les victimes tchadiennes dans la recherche de la vérité, de la justice.

Maître Jacqueline Mou­deina, où en êtes-vous avec les préparatifs du procès de Habré à Dakar ?
«Nous sommes fin prêts pour le procès. Nous n’attendons que le 20 (juillet 2015) pour y aller. Mais avant cela, nous avons une audience préliminaire et on doit y aller. Donc, d’ici la semaine prochaine on sera à l’audience préliminaire à Dakar, en attendant la grande audience le 20 juillet.

On constate que Hissein Habré refuse de répondre aux questions des juges des Chambres africaines extraordinaires (Cae). Cette démarche vous surprend-elle en tant qu’avocate des présumées victimes tchadiennes ?
Nous ne sommes pas du tout surpris, puisque nous avons eu à avoir la confrontation avec Monsieur Hissein Habré lors de l’instruction, et il n’a pas parlé. Cela n’a pas empêché les parties civiles de s’exprimer et de faire leur déclaration, de se livrer aux questions des juges d’instruction. Donc, ce n’est pas parce qu’il ne parle pas ou il ne peut pas être là que cela enlèvera une valeur quelconque au procès. Et nous ne sommes pas du tout surpris, puisque c’est dès le départ que Hissein Habré et ses avocats mettent sur le tapis la question de la légitimité, de la légalité des Chambres africaines extraordinaires : c’est leur stratégie de défense.

Cette position de Hissein Habré pourrait-elle aider à la tenue d’un procès propre ?
Procès propre, il va y avoir un procès propre puisque nous sommes assez préparés pour cette quête de justice depuis plus d’une dizaine d’années aujourd’hui. Nous avons tous les éléments de preuve qu’il faut.
Nous avons des victimes qui ont été entendues par les juges d’instruction. L’instruction a été menée régulièrement. Tous les actes qui ont été posés par les juges d’instruction ont été signifiés également à la défense de Monsieur Habré. Donc pour nous, il n’est pas question de dire que de procès ne sera pas propre, que ce refus de Habré de parler pourra altérer la valeur de ce procès. Nous ne pouvons pas dire cela. Cela n’altère, en aucune circonstance, la valeur du procès.

Est-ce que les juges ont sur les bases de la loi les moyens de le contraindre à parler ?
Je crois que cette opportunité de contraindre ou pas Hissein Habré à se présenter au procès appartient au président de la Cour, qui en décidera au moment opportun.
Ne trouvez-vous pas surprenant que Habré dise avoir été victime d’attaque cardiaque, après qu’il ait été contraint de déférer à la convocation du juge pour son identification par les Chambres africaines ?
Là aussi, il va falloir se fier à un rapport médical. On ne peut pas, nous, dire qu’il a eu cette attaque ou qu’il ne l’a pas eue. Il doit y avoir tout de même, et nous espérons que cela a été fait, une demande d’expertise médicale venant des Chambres africaines. Donc, nous attendons le rapport de cette expertise médicale, mais nous ne pouvons pas nous, déjà, dire qu’il a eu cette attaque ou qu’il ne l’a pas eue, ou alors qu’elle empêcherait qu’il se présente à l’audience.
Il faut absolument que ce soit le médecin qui se prononce là-dessus. Nous sommes malvenus à dire simplement qu’il y a eu attaque ou pas et que cette attaque ne peut pas permettre à Habré de se présenter à la barre pour sa défense. Il nous faut ce rapport d’expertise médicale.

Au moment où Habré est sur le point d’être jugé à Dakar, deux de ses co-inculpés ont été condamnés au Tchad. Le gouvernement de Idriss Deby ne veut pas les extrader à Dakar pour leur procès devant les Chambres africaines. Partagez-vous cette volonté des autorités tchadiennes ?
De toute façon, je n’ai jamais appris que les autorités tchadiennes ont décidé après la condamnation de ces deux personnes de ne pas les transférer sur Dakar, si jamais elles sont demandés pour leur témoignage à Dakar. Je ne suis pas au courant de cela. Mais je crois que le Tchad a conclu un accord de coopération judiciaire avec le Sénégal pour permettre le bon déroulement du procès et pour faciliter la procédure dans l’affaire Hissein Habré. Le Tchad, en toute conscience, a signé cet accord de coopération et a l’obligation d’exécuter cet accord.
Si, aujourd’hui, il arrive que les juges demandent que ces personnes qui ont été condamnées au Tchad soient transférées pour leur témoignage, je pense que c’est l’obligation du Tchad et, il doit l’exécuter et respecter son engagement vis-à-vis du Sénégal et surtout des Chambres africaines extraordinaires. Puisque le Tchad est partant pour le procès, il faut qu’il soit pleinement partant pour le procès, qu’il n’émette pas de réserves, qu’il n’y ait pas de zones à ne pas toucher.

Quelle est la part de contribution de l’Etat tchadien dans la défense des intérêts des supposées victimes qui sont ses citoyens ?
Le Tchad est d’abord le premier contributeur en versant les 2 milliards de francs Cfa pour permettre la tenue du procès. C’est une bonne contribution, mais elle ne doit pas se limiter aux moyens financiers. Il faut également contribuer en respectant ses engagements, je parle de la coopération judiciaire qui est un élément de taille pour pouvoir faciliter ce procès. Donc, aujourd’hui l’Etat tchadien ne demandera mieux que le respect des engagements pris par le biais de cet accord de coopération pour rendre possible le procès.
Si le juge estime qu’il faut la présence de ces deux personnes-là (Ndlr : Mahamat Djibrine dit «El Djonto» et Saleh Younouss condamnés à perpétuité par la Cour criminelle de N’djamena le 25 mars 2015 pour actes de torture) pour faire tout l’éclairage sur ce qui s’est passé. Pour accéder à la vérité qu’on cherche, le Tchad a l’obligation de se plier. Je pense que cela doit être la meilleure contribution que le Tchad offrira à ses concitoyens, à son Peuple.
Le Tchad ne peut pas débloquer de l’argent et, en même temps, refuser de contribuer à faire la lumière sur ce qui s’est passé sous Hissein Habré, contribuer à la recherche de la vérité à laquelle tout le monde se livre aujourd’hui : les juges, les victimes et la défense elle-même. Je pense que la meilleure contribution serait d’accéder à cette demande des juges, s’ils la présentent encore une deuxième fois.

Quand le Tchad va jusqu’à réclamer les fonds qu’il avait injectés dans le financement des Chambres africaines, est-ce que vous ne croyez pas que cela pose problème ?
Je ne peux pas affirmer que le Tchad a demandé à ce qu’on lui rembourse quoi que ce soit. Je ne pense pas, je ne suis pas au courant de cela. On ne m’a jamais dit que le Tchad a demandé le remboursement de ses deux milliards de francs Cfa, puisque le Tchad est resté dans le comité de pilotage, le Tchad fait partie du comité de pilotage par rapport à son degré de contribution. Alors à ce que je sache, jusqu’à présent le Tchad ne s’est pas retiré, il n’a pas demandé à ce qu’on lui rembourse les deux milliards.

Mais le fait qu’on ne lui ait pas donné l’autorisation de se constituer partie civile a été quand même surprenant pour le pays…
Ça ne doit pas être surprenant, on ne peut pas être juge et partie. Le Tchad fait partie du comité de pilotage, il ne peut pas revenir en arrière pour chercher à se constituer partie civile puisqu’étant dans le comité de pilotage, c’est lui qui coiffe et qui est en train de contrôler le bon déroulement du procès et surtout contrôler toutes les contributions mises à la disposition des Chambres pour mener à bien le procès. Je ne vois pas comment le Tchad peut vraiment se constituer partie civile, il a plutôt l’obligation d’aider les victimes à la recherche de cette vérité, cette justice.
Ça ne sert à rien que le Tchad se constitue partie civile puisque de toutes les façons tous les paramètres de ce dossier ont été étudiés par ceux qui accompagnent les victimes. Et ce n’est pas parce que le Tchad a été débouté qu’il va réclamer ses deux milliards. Ils sont déjà versés comme contribution pour la bonne marche des activités des Chambres africaines extraordinaires.

Vous avez encadré les victimes tchadiennes supposées de l’affaire Habré. A quel moment avez-vous commencé à nourrir de l’espoir ?
Dès le début, en 1998, on a commencé par des réflexions, à chercher les voies et moyens pour traduire Hissein Habré et ses complices en justice. J’ignorais la date précise, mais j’avais la conviction que Habré et les siens seront jugés un jour. Depuis plus d’une quinzaine d’années, je n’ai jamais désespéré, malgré tous les obstacles rencontrés. Je n’ai pas eu tort d’espérer, car ses complices ont été jugés au Tchad et lui (Habré) sera jugé au Sénégal.

A quel genre de difficultés avez-vous eu à faire face durant tout le temps qui a conduit à la tenue du procès ?
On a eu tout genre de difficultés. Par exemple, quand nous avons déposé une plainte contre les complices de Habré, le Parquet a refusé de donner une suite à notre requête prétextant une incompétence de sa part. On nous a opposé une ordonnance-loi qui devait créer une chambre spéciale pour les juger (Habré et les siens). Cela voulait dire que tant que cette loi existait le jugement de Habré ne serait pas possible devant une juridiction de droit commun. En sus, le juge d’instruction qui n’était pas lié par la décision du Parquet s’est rangé, à son tour, (du côté du Parquet) pour se déclarer incompétent. Il a fallu batailler jusqu’au Conseil constitutionnel. Et c’est cette juridiction qui a ordonné le retrait de cette loi de l’ordonnancement juridique tchadien, pour enfin permettre le retour de notre dossier devant le juge d’instruction. Cela a été le premier grand obstacle et d’autres s’en sont suivis. Pour preuve, on a déposé la plainte le 16 octobre 2000, c’est en mars 2015 que le verdict du procès des complices de Habré a été rendu. C’est le même cas à Dakar. Depuis février 2000, nous avons déposé une plainte, mais de tergiversations en tergiversations nous nous sommes retrouvés en Belgique. De là-bas, on nous ramène à Dakar. Ce qui a valu, à un moment donné, à l’Union africaine de confier le dossier au Rwanda. On a réussi à lever tous ces obstacles jusqu’au jour d’aujourd’hui.

Mais toutes ces prétendues agitations sont attribuées au fait que le Président Idriss Deby se serait reproché des choses dans ce dossier…
Pour cela, il n’y a que le concerné, c’est-à-dire Monsieur Idriss Deby lui-même, qui peut apporter des réponses. Moi je ne suis pas une juge, je suis avocate. Et j’ai déposé des plaintes contre M. Habré et ses complices. Maintenant, j’attends des réponses de la part du juge qui est en train de faire des recherches, et ce sera à lui de dire si oui ou non Monsieur Deby devra comparaître. Monsieur Deby, lui, a assuré qu’il est prêt à comparaître si jamais cela devrait avoir lieu.
Certes, Idriss Deby a eu à travailler avec l’ancien Président Habré, mais il n’y a pas lieu à céder la place à la polémique et à l’amalgame, car il n’y a aucune raison à cela.

Le procès est le couronnement de quinze ans de lutte et nous savons qu’au début des années 2000 Monsieur Abdoulaye Wade, qui est arrivé au pouvoir au Sénégal, a eu à s’occuper du dossier, mais ne l’a pas orienté dans le sens voulu par les victimes. Aujourd’hui, l’actuel président de la République du Sénégal, Monsieur Macky Sall, s’est arrangé pour que le dossier aboutisse à un procès. Quelle appréciation faite-vous de cette démarche ?
Il est clair que l’ancien Président sénégalais, M. Abdoulaye Wade, n’avait aucune volonté politique de faire juger Hissein Habré. On nous a tout simplement fait poireauter au Sénégal pour le simple prétexte que les crimes pour lesquels Monsieur Habré est poursuivi n’ont pas été commis au Sénégal, ni sur des Sénégalais, mais au Tchad. Or, le Sénégal fut parmi les premiers pays à avoir ratifié la Convention contre la torture, et c’est cela même que nous avons utilisé comme base dans nos actions judiciaires contre l’ex-Président tchadien.
Ensuite, il y a eu le problème de l’extradition que le Sénégal a refusée donnant comme excuse le manque de moyens financiers. Donc, nous devons notre salut à Monsieur Macky Sall qui mène une vraie lutte contre l’impunité depuis son arrivé au pouvoir, et nous a rejoints dans notre logique. Vous savez que c’est la Cour internationale de justice (Cij) qui a forcé le Sénégal à juger Hissein Habré sans aucun délai, faute de quoi il devrait l’extrader.
La Cour de justice de la Cedeao (Ndlr : Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) avait aussi décidé que le Sénégal devait trouver le moyen de juger Hissein Habré en mettant en place une structure juridique internationale. Mais je pense qu’en dehors même de tout cela, Monsieur Macky Sall a montré une réelle volonté politique pour l’aboutissement de cette affaire et a été celui qui nous a permis d’arriver là où nous sommes aujourd’hui.
Commentaires