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Le Quotidien N° du 30/12/2013

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Confidences Ken Bugul, écrivain : «Je me donnais aux hommes par besoin d’affection»
Publié le lundi 30 decembre 2013   |  Le Quotidien




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Sa vie est un roman. Mariétou Mbaye de son vrai nom s’est même inspirée de son histoire pour écrire une trilogie. Le «Baobab fou», «Cendres et braises» et «Riwan». Agée aujourd’hui de 67 ans, Ken Bougoul, de son nom d’artiste, vit actuellement dans son appartement sis à Ngor avec sa fille unique. Elle revient sur sa vie de traînée à Dakar, ses difficultés, sa période de «folie». Battante, cette femme l’est jusqu’au bout. Elle a pu sortir de ce gouffre, est devenue une écrivaine respectée et fait la fierté de la littérature sénégalaise. Ken Bougoul s’est confiée au journal Le Quotidien.
Certains vous trouvent assez mystérieuse. Comment est-ce que vous le voyez ?
Non, je ne suis pas mystérieuse. Je suis un être humain normal avec des yeux, des oreilles. Donc, il n’y a pas de mystère. Je ne me cache pas. Au contraire, je suis très exhibitionniste. Mystérieux ne s’adapte pas à ma personne. Il n’y a pas de mystère. J’écris de l’autobiographie. Je me découvre. Je me dévoile. Parfois les gens peuvent dire comme cet étudiant béninois qui disait quand j’habitais au Bénin qu’il ne voulait pas me rencontrer. Parce qu’il croyait que je ne pouvais pas exister. J’étais un mythe pour lui. Il se disait que ce n’est pas possible qu’un tel personnage existe. Là je peux être d’accord avec lui, mais mystérieux non.
Je dis ce que je pense. Je me suis assagie avec l’âge, mais j’étais très exhibitionniste. Jusqu’à toujours, je rêvais de vivre dans une maison en verre pour que les gens de l’extérieur voient comment je vis. Même nue sous la douche. C’était toujours mon rêve. C’est en prenant de l’âge que je vois que mes chairs retombent, je dis : ‘’Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas esthétique’’. Parce que j’ai toujours le sens du beau. Je me qualifierais de mythique plutôt que de mystérieux.
Vous avez écrit le Baobab fou, qui est une œuvre autobiographique. Est-ce que vous vous identifiez réellement à l’auteur principal, Ken Bougoul ?
Je m’identifie tout à fait à elle. Je ne m’identifie pas seulement à elle. Je suis Ken Bougoul (quelqu’un dont personne ne veut).
Avec ses extravagances et ses excès ?
Ah, oui. Je fus extravagante. Je crois que même avec l’âge, je garde toujours ce côté très, très extravagant.
Ken Bougoul, à un moment donné, est partie en Belgique pour étudier. Elle a fini par tomber dans la prostitution, la drogue. C’était votre Mariétou Mbaye ?
Quand je dis prostitution, ce n’est pas le tapin. C’est-à-dire quelqu’un qui se met sur le trottoir en mini-jupe. Moi, je me donnais aux hommes par besoin d’affection et de reconnaissance, du fait de mes antécédents d’une petite fille dont personne ne voulait. Parce que j’étais séparée de ma mère.
J’étais une personne plus ou moins mal aimée dans ma famille. Et ce mal aimé, c’est parti d’abord de ma mère qui a préféré sa petite fille à moi. Et j’en ai beaucoup souffert. Donc, je me disais personne ne veut de moi. On ne m’aime pas. Donc, je me donnais pour combler ce vide. Sinon, je n’avais pas de problème matériel parce que dans le Baobab fou, on voyait que je fréquentais la haute bourgeoisie bruxelloise, les comtes et les barons. Je ne manquais de rien.
Je dormais dans des maisons particulières comme on dit. J’allais dans des maisons de campagne, dans des relais de chasse. Donc, je me donnais comme ça par besoin d’affection et pour combler un vide affectif né de la séparation d’avec ma mère et d’un père, qui avait 85 ans à ma naissance et qui à 90 ans avait perdu la vue et que je prenais pour mon grand-père. Je me disais : ‘’Où est ce père qui devait m’aimer, s’occuper de moi, même si j’ai été séparée de ma mère ?’’
J’aurais pu et on sait que les petites filles aiment leur père. Mais moi je suis née, j’ai trouvé un grand-père. Donc, c’est ça cette forme de prostitution, en fait. C’est se donner cadeau quoi.
Dans quel contexte votre mère vous a-t-elle abandonnée ?
Mais ça c’est la tradition. Avant, quand une mère avait un enfant, dès que l’enfant est sevré si c’est un garçon, souvent on le donnait à l’oncle paternel ; si c’était une fille on la donnait à la tante paternelle. Donc, on arrachait beaucoup les enfants dans les familles, parce que l’enfant n’était pas la propriété d’un couple. L’enfant appartient à la communauté et là ce sont des sevrages.
Il y a aussi d’autres enfants qui, à partir de 5-7 ans, étaient envoyés chez des serigne (maîtres coraniques) pour apprendre le Coran. Ils étaient aussi détachés de leur famille parce qu’ils revenaient en général qu’à 14 ans quand ils avaient vraiment terminé de réciter le Coran. C’est l’influence occidentale qui fait maintenant que les enfants ne vont plus au village. Les gens vivent à Dakar. Il y a des enfants qui ne connaissent même pas le village de leurs parents.
On garde les enfants dans les colonies de vacances, Nintendo. On regarde les films ; ce qui n’est pas mauvais. Mais il faut aller dans le village de ses grands-parents, on y apprend beaucoup. Il y a des transmissions affectives parce que les grands-parents aiment bien leurs petits-enfants et on a besoin de cette réserve affective dans la vie pour plus tard. ‘’Sama mame nimouma beugéwone’’ (Mes grands parents m’aimaient beaucoup), ce sont des trucs importants dans la vie d’un être humain.
Et vous, on vous a confiée à une tante, un oncle…
Moi ma séparation, ce n’était pas ça. Moi d’abord, je suis née la dernière, benjamine d’une famille de vieux. Puisque quand je suis née, mon père avait plus de 85 ans déjà. Parce qu’avant, les gens vivaient sainement et on sait que scientifiquement qu’un homme tant qu’il est vivant, il peut faire des enfants.
A l’âge de 5 ans, ma mère devait aller dans le village de ma grand-mère, parce que mon frère y était envoyé pour ses études, où tous les enfants de ma mère étaient envoyés pour leurs études. Parce qu’en ce moment là, Malem Hodar ne disposait pas encore d’école française.
Quand moi je suis née, ma mère qui était très attachée à ce frère qui venait avant moi a dû comme ma grand-mère, avec l’âge, se retirer des affaires ; donc, il fallait quelqu’un pour rester avec mon frère à Guinguinéo. Et ma mère m’a laissée pour aller rester avec son fils. D’ailleurs, je dis souvent que je lui en veut que notre mère le préfère à moi. Ma mère disait : ‘’Toi, je ne m’inquiète pas pour toi, mais lui (le frère) il est fragile’’. Pourquoi elle m’a laissée ? Elle pouvait m’amener avec elle. En plus, j’étais la dernière.
Si j’avais des frères et sœurs qui étaient restés avec moi, ça m’aurait permis de jouer des rôles et mon père était aveugle en ce moment-là. C’est moi qui devais le guider. Et moi, il n’y avait personne pour me guider. Du coup, je me retrouvais dans une famille désertée parce que tout le monde était parti. Mes sœurs étaient mariées et j’ai des neveux plus âgés que moi. Donc, toute ma souffrance existentielle vient de là-bas.
Et comment s’est traduite votre souffrance existentielle ?
J’ai quitté la Belgique en mars 1973 et je suis revenue au Sénégal. En septembre de la même année, j’avais fait un concours pour travailler à la radio comme agent de production et je suis partie faire un stage à l’Ina (Ndlr : Institut national de l’audiovisuel) en France. Et avant de partir à une réception, j’avais rencontré un Français pour qui j’éprouvais des sentiments. Donc, quand je suis partie en France, c’était la période cendres et braises (titre d’une de ses œuvres).
Ce Français était un bourgeois qui disait qu’il m’aimait et m’a humiliée en tant que femme et en tant que Noire. Et c’est là que j’ai réalisé que j’étais une femme. Parce que moi je vivais dans la souffrance de mon enfance. Comme je me jetais dans la vie avec désespoir, je cherchais l’affection partout, parce que je n’en avais pas ni de mon père ni de ma mère.
J’étais déstabilisée. J’avais suivi le mouvement hippie. Je fumais la marijuana. J’étais une hippie quoi et, tout d’un coup, je me retrouve dans une bourgeoisie française. Je croyais que mon conjoint était quelqu’un de moderne. Sa famille me disait qu’elle n’aimait pas les Noirs, mais qu’avec moi c’était différent. J’ai vécu avec lui cinq ans pendant lesquels je ne pouvais même pas saluer un Noir dans la rue parce que je ne devais pas les saluer. C’est une humiliation ! C’est après cette humiliation extrême que j’ai pris conscience de ma condition de femme.
Et vous avez vécu tout ça réellement ?
Ah ! Réel. Authentique. Tout ce que je faisais c’était pour noyer la souffrance de la séparation d’avec ma mère. Jusqu’à aujourd’hui ça me poursuit. Parce que ça c’est des choses pour la vie. Et là, c’est poser la question des origines. On me disait : ‘’Vous êtes une Africaine ? Vous êtes noire chez vous ?’’ Et je disais : ‘’C’est quoi chez moi ?’’ Pour moi, c’est l’Occident parce que je ne connaissais que la culture occidentale. Parce que j’ai toujours été marginalisée, isolée.
Je lisais beaucoup. De moi-même, je me suis aliénée. Et tout cela apparaissait comme un exutoire pour combler. Et j’arrive là-bas on me dit : ‘’Chez vous’’. Cette vie avec un homme en union libre pour la première fois, cela m’a ouvert les yeux sur la condition des femmes.
Je me disais, les femmes doivent souffrir. Une femme quand tu es considérée avec un homme, tu es une femme. C’est moi qui m’occupe de toi, c’est moi la patronne. En plus, non seulement j’étais une femme, mais j’étais aussi noire. J’ai réalisé que c’était encore trop. L’humiliation était pleine, mais je ne pouvais pas me plaindre auprès de personne puisqu’il m’avait coupée des Afri­caines. Il était méchant, dur. Je ne devais pas sortir. Il avait pris un gros chien qui devait rester avec moi.
Cela pendant combien de temps ?
5 ans. Avec de petites échappées où je fuyais pour aller voir mes amis en Belgique, qui m’aimaient bien. Des grands fonctionnaires. J’avais des relations là-bas. Il (Ndlr : son conjoint) me cherchait partout en Europe. Il prenait des détectives privés et quand ils me trouvaient, il m’envoyait des bouquets de fleurs, d’orchidées. Il me demandait pardon, me disait qu’il m’aimait. Et moi par faiblesse comme toutes les femmes, je me laissais aller là-dans et jusqu’à un jour, il a appelé la police qui est venue me chercher dans les quartiers chics de Paris, 7ème arrondissement, pour m’amener à l’hôpital psychiatrique Sainte Anne à Paris. Qui est un hôpital non seulement psychiatrique, mais un hôpital-prison.
J’y ai séjourné deux nuits et trois journées. C’était douloureux. J’étais enfermée. Je tapais sur les murs, les portes. Et puis, il y avait des gens enfermés qui hurlaient et criaient. Quand j’en suis sortie la valise avec l’étiquette de l’hôpital Sainte Anne, des amis à Paris sont venus me chercher, ont été cherché un billet d’avion. La valise avec laquelle j’étais partie à l’hôpital Sainte Anne, c’est avec cette valise que je suis arrivée à Dakar.
C’était en quelle année ?
En février 1978. C’était terrible. J’étais complètement déstabilisée psychologiquement, affectée physiquement. Et j’arrive, on dit : ‘’Elle est arrivée. Qu’est-ce qu’elle a ramené ?’’ Et moi, j’étais épuisée. Ma famille m’a rejetée. ‘’Elle est partie jusqu’en France et elle n’a rien amené. Celle-là, elle n’était pas en France. Elle était plutôt dans les forêts sauvages de la France’’ alors que moi, je sortais directement de l’hôpital Sainte Anne de Paris.
Mes sœurs de même père, de même mère m’ont rejetée. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée chez une copine à Fass avec sa mère qui m’a prise en charge pendant 5 à 6 mois. Quand ma copine est partie, j’ai traîné par-ci, par-là. Je dormais par-ci par-là chez des filles, chez des garçons. Des gens qui ont abusé de moi psychologiquement, sexuellement. Parce que j’avais perdu la raison d’ailleurs. Les gens disaient : ‘’Elle était folle’’. Je dormais dans la rue. Je traînais. Je n’avais pas d’habits et c’est comme cela que quelqu’un qui s’appelle Abdou Salam Kane, qui est décédé, m’a vue un jour.
Je traînais, j’étais épuisée. J’avais besoin de me laver parce qu’étant une fille. J’avais 33 ans. On a besoin de se laver quand il y a les règles. Dormir dans la rue, c’est bien mais. Et c’est pourquoi j’aime bien le Café ‘’Le rond-point’’. Parce que la première fois que j’y suis rentrée, les gens m’ont regardée et m’ont demandé : ‘’Qu’est-ce que vous voulez prendre ?’’ Moi, je n’avais pas 100 francs. La dame libanaise qui est là-bas depuis plus de 50 ans a dit de me laisser tranquil. Et Abdou Salam Kane m’avais donné 1 000 francs.
La boutique où j’avais acheté le cahier et le pupitre est toujours sur l’avenue Albert Sarrault. J’ai acheté le cahier et je suis allée au Café du «rond-point» et j’ai commencé à écrire le Baobab fou.
Et vous avez continué à traîner dans les rues ?
Je ne pouvais pas dormir au Café du «rond-point». Il faut que je sorte traîner chez les amis. Là où je peux manger, me laver des trucs comme ça. J’avais des amis de mon village. Mais dans l’état où j’étais, alors que mes amies étaient mariées à des bourgeois, je ne voulais pas les déranger dans leurs acquis et bien qu’elles m’aimaient. Elles s’en fichaient. Viens te laver, mais comme j’étais comme une loque je ne voulais pas les déranger.
Combien de temps avez-vous passé dans la rue ?
Ah ! J’ai traîné longtemps, j’ai presque fait un an et demi dans la rue.
Et après ?
Un jour, comme je traînais partout j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit que mon ami qui était nommé ambassadeur. A ce moment-là, tout le monde m’avait condamnée. ‘’Elle est folle’’.
Et vous saviez que vous n’étiez pas folle ?
Ah, bien sûr ! Tu es dans des difficultés, tu as des problèmes, tout le monde t’abandonne.
Y compris votre propre famille ?
La famille, c’est l’intérêt. J’ai été en France, je devais ramener des mallettes d’or et d’argent. La famille son rôle était de récupérer. Avant dans nos familles, on avait des fous, des handicapés, même des homosexuels qui le savaient.
La famille récupérait. Mais avec la modernisation, l’intérêt, la cupidité, on a laissé tous ces rôles. Si tu ne réussis pas, tu es exclu de la famille. C’est une tragédie que nous vivons là actuellement. Si nos jeunes ont des problèmes, la violence, l’agressivité, la drogue, c’est le rejet. Nous avons perdu tous nos garde-fous que la société avait mis en place pour récupérer tous ceux qui n’étaient pas en norme.
Et votre ami ambassadeur...
J’ai rencontré une personne qui m’a dit : ‘’Ah, tu sais que ton ami a été nommé ambassadeur’’. Je lui ai dit : ‘’Ah, mais c’est bien’’. Il me dit qu’il est même arrivé. Il loge à l’hôtel Croix du Sud. Comme je tournais entre marché Kermel, la Place de l’Indé­pendance, je suis allée à l’hôtel Croix du Sud. Quand j’ai dit que je cherchais une personne, mon interlocuteur m’a regardée avec dédain avant de me lancer : ‘’Un instant’’.
Le gars me méprisait alors que s’il savait ce que moi je savais. J’avais fait le tour du monde. J’avais connu des choses fantastiques. Et c’est ça l’instruction, la lecture, la connaissance, le savoir, les expériences qui faisaient que je pouvais supporter tout ce qui m’arrivait. C’est pourquoi, il faut toujours avoir un bagage intellectuel et c’est pourquoi moi rien ne m’arrête. J’avais même pitié de la réceptionniste.
Est-ce que vous aviez pu rencontrer le monsieur que vous cherchiez ?
J’ai pu le rencontrer et quand il m’a vue, il m’a dit : ‘’Ça va ? Tu vas bien ?’’
C’était qui ce monsieur ?
Ah, je ne veux pas le nommer. C’est une personnalité connue qui est décédée, mais il y a ses enfants et tout. Il était content de me voir au point qu’il n’a même pas vu mon état physique. Il m’a demandé ce que je voulais. Je lui ai juste dit que je voulais le billet pour aller à Guinguinéo. Il n’était pas midi. Il m’a remis de l’argent et j’ai quitté l’hôtel pour rejoindre la gare.
Je suis restée à la gare. Jusqu’à 18 heures, l’heure à laquelle le train quitte Dakar pour Guinguinéo et je suis arrivée à 22 heures chez ma mère. J’ai tapé à la porte. Elle a dit : ‘’Qui est-ce ? Je lui ai répondu que c’est moi Mariétou. Et elle me dit : ‘’Qu’est-ce que tu viens chercher ici ?’’ Parce que mes sœurs lui ont dit : ‘’Elle est devenue une mauvaise personne. Elle traîne avec les drogués, les alcooliques.’’ Alors que moi je fréquentais Djibril Diop Mame Bety, les artistes et les créateurs. Parce que ces gens-là sont beaucoup plus respectueux que nos bourgeois.
Donc, elle dans sa tête, sa fille était perdue. Et quand on vit dans un village, on est très sensible à tout ça. La rumeur courait déjà dans le village. Les gens disaient : ‘’Elle est revenue. Il paraît qu’elle est folle. Elle n’a pas de mari. Elle n’a pas d’enfants. Elle était en France ?’’.
Elle a ouvert la porte et le lendemain, on m’installe dans une pantéré (petite chambre en français). Elle ne souhaitait pas que je sorte de la chambre quand on avait des invités. Mais les gens du village avaient appris que j’étais là. J’étais obligée de me lever le matin pour faire ma toilette. La nourriture, on mettait ça devant la porte. Parce que je ne sortais pas. J’étais séquestrée. Mes petits neveux disaient que j’étais folle et que je ne devais pas quitter la chambre.
Des fois, il m’arrivait de sourire. Je prenais la vie comme une grande misère. Je suis restée comme ça, des mois enfermée dans cette chambre avec la chaleur.
Qui vous a sauvée de cette «prison» ?
Un jour parmi les gens qui venaient chez nous, j’ai entendu quelqu’un dire : ‘’Serigne Khassimou Mbacké est arrivé à Guinguinéo.’’ Lui, c’est le fils de Serigne Afia Mbacké qui est le frère de Serigne Touba. Dès que j’ai entendu son nom, c’était en plein jour, j’ai ouvert la porte, j’ai pris riwan ou le chemin du sable. Dès qu’il m’a vue, il m’a dit : ‘’Mais toi, où étais-tu ?’’ Je lui ai dit que j’avais voyagé. Il m’a dit : ‘’Tu as été en Chine ?’’. Au lieu de me dire : ‘’Tu vas bien ?’’, comme les gens me le demandaient, il me parlait de connaissances, de choses essentielles.
Donc, de 1978 jusqu’à 1981, quelqu’un me parlait normalement. Rien que de pouvoir discuter avec lui, je gagnais en assurance. A force qu’on me disait : ‘’Tu es folle’’, je doutais quelque fois. Serigne Khassimou m’a prise sous sa protection.
Quel genre de relations entreteniez-vous avec ce marabout ?
Eux, ce sont des musulmans. Ils prennent quatre femmes légitimes. Les autres, on les appelle les ‘’taras’’. Soit ce sont des veuves, soit des femmes rejetées par la société. Il récupérait ces femmes et celles-ci pouvaient s’en aller quand elles voulaient. Le «Serigne» pouvait aussi trouver un mari à l’une d’entre elles et la libérer. Il n’était pas question d’accumuler des femmes. C’était récupérer des femmes pour les réinsérer dans la société. C’est pourquoi les gens disaient : ‘’Les mouride épousent beaucoup de femmes.’’ Peut-être que ce sont des «serigne» d’aujourd’hui. Et c’est comme ça que petit à petit je quittais chez ma mère, j’allais chez lui. Je faisais l’aller-retour. Et quand quelqu’un lui apportait quelque chose, il me le donnait. Je commençais à avoir un habit.
Comment les gens du village ont-ils apprécié cette relation ?
Sa famille et les gens du village di­saient : ‘’Comment le «serigne» pouvait manger avec cette femme là.’’ Il se disait même que j’étais avec mon esprit toubab en train de manipuler le «serigne» puisqu’il avait plus de 80 ans. Lui disait : ‘’Ma relation avec Mariétou, les seuls témoins c’est Dieu, Serigne Touba et le Prophète Mouhamed (Psl).’’ Un jour, il m’a dit : ‘’Tu es l’ensemble de toutes les femmes que j’avais connues. Si je t’avais rencontrée jeune, tu aurais suffi pour 100 femmes.’’ Il mangeait avec moi.
C’est comme ça que j’avais rencontré Serigne Abdou Khadre parce que lui m’associait à tout ce qu’il faisait. Déjà dans le village, le «serigne» m’avait réhabilité. Malheureusement en septembre 1983, il était décédé. Mais avant sa mort, on me proposait déjà un petit boulot à l’Association pour le bien-être familiale (Asbef) à Dakar. Puisque j’avais gagné en confiance et en assurance, j’ai accepté ce travail. Et c’est lui qui m’a réhabilitée. Il a fait de moi un individu et depuis lors rien ne m’arrête.
Et vous vous êtes mariée une fois à l’Asbef ?
A l’Asbef, lors d’une mission au Maroc, j’ai rencontré un médecin béninois. Cet homme est devenu mon mari. J’ai eu une fille de ce mariage.
C’est une fille unique ?
Oui. Quand je me suis mariée j’avais déjà presque 40 ans. Serigne Khassimou me l’avait dit, hein. Je lui avais dit : ‘’Maintenant, je suis vieille et je n’ai pas encore d’enfant.’’ Il m’a dit : ‘’Tu en auras un.’’
Et ce mariage, qu’est-ce qu’il est devenu ?
Je travaillais avec les organismes internationaux, quand j’étais à Lomé et un jour mon mari est venu me voir là-bas. Il disait qu’il voulait me dire quelque chose. On est allés quelque part et il m’a dit qu’il allait mourir d’un cancer de la prostate. On a quitté Lomé, on est partis au Bénin pour l’accompagner dans la mort pendant six mois. Il est décédé le 18 août 1991. Ma fille avait 4 ans. Et quand j’ai fini de travailler avec cet organisme international en 1993, en 1994 j’ai préféré rentrer au Bénin avec ma fille pour lui donner une éducation Yoruba plutôt que de venir au Sénégal où les gens sont racistes. Ils vont me dire : “Sa fille est «niack»” (terme péjoratif employé au Sénégal pour désigner les autres Africains). Oui, il y a un racisme sénégalais à dénoncer. On parle de pays de la téranga, c’est faux ! C’est un pays d’hypocrisie, d’hypocrites, et de racistes.
Des fois ma fille me dit : ‘’Maman je vais dire que je m’appelle Yasmina Ndella Mbaye.’’ Je lui dis : ‘’Jamais, il faut dire que tu t’appelles Yasmina Ndella Adebo Biléoma. Il faut être fière de ta famille.’’
Maintenant, quel est le regard que vos sœurs jettent sur vous ?
Comme elles sont toutes âgées puisque moi je suis la plus jeune - j’ai 67 ans - ma sœur, la plus méchante (elle appuie sur les mots) à qui j’ai pardonné, mais que je n’ai pas oublié. Je dis ça pour la société, mais moi je ne crois pas au pardon. Quand on te fait du mal on dit : ‘’J’ai pardonné, mais je n’ai pas oublié.’’ C’est faux ! Il faut dire : ‘’La personne m’a fait du mal et basta.’’
Elle est où, cette sœur-là ?
Elle est à Guinguinéo.
Vous y allez ?
Oui.
Est-ce que vous êtes guérie de votre histoire ?
Ah ! C’est l’écriture et le «serigne». Mais déjà avec le «serigne», j’étais guérie. En plus, il y a l’écriture, les voyages. J’ai fait presque 30 pays africains. Je connais presque tout le continent, d’autres cultures, d’autres gens. J’ai pu trouver un mari, malgré tout. Un enfant à 40 ans. En plus de l’autobiographie qui est une thérapie qui m’a permis de tout évacuer. Entre-temps, je me permets d’écrire des livres politiques, sur l’environnement, l’exode rural.
Maintenant, que fait Mariétou Mbaye ?
J’écris principalement. Je dors et je mange du Tiéré, du Mbakhalou Saloum et du lakhou bissap (des plats saloum saloum). Je lis beaucoup. Je suis devenue casanière.
Comment voyez-vous la littérature au Sénégal ?
Il faut qu’on donne un coup de pouce. Il faut que l’Etat, le ministère de la Culture relance les maisons d’édition. Qu’on insuffle une nouvelle dynamique à la création. Qu’on soit plus exigent. Que les gens écrivent des livres de qualité. Il y a de jeunes écrivains, mais l’environnement ne prête pas à la créativité. Les maisons d’édition sont toutes en faillite. Il paraît qu’aux Nouvelles éditions africaines, les gens n’étaient pas payés depuis 3 mois. L’édition est tuée. Il faut redynamiser le livre, redynamiser le secteur. Donner une place à la littérature. C’est très important !

ndieng@lequotidien.sn

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