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Entretien avec le Pr Souleymance Bachir Diagne: “Le fanatisme et le radicalisme se nourrissent de l’extrême simplification“
Publié le lundi 7 janvier 2019  |  Sud Quotidien
Colloque
© aDakar.com par DG
Colloque international en hommage à Souleymane Bachir Diagne
Dakar, le 20 décembre 2017 - Un colloque international en hommage au professeur de Philosophie à l`Université Colombia des États-Unis, Souleymane Bachir Diagne a été organisé, ce matin, à Dakar. La rencontre se tient du 20 au 22 décembre à l`Université Cheikh Anata Diop de Dakar (UCAD)
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Il dit de la figure du migrant, que c’est un peu l’épouvantail que l’on agite à la face du monde, pour embraser tous les nationalismes et autres populismes de la terre. Vous avez dit «Irrationnel» ? C’est le mot, dit le très écouté Pr Souleymane Bachir Diagne, qui a eu la courtoisie d’accorder cet entretien à Sud Quotidien, le 24 décembre dernier à Dakar. Pour ou contre le franc CFA? Notre interlocuteur explique, argumente : peut-être pas dans la «configuration actuelle», mais pas de façon «désordonnée» non plus. Dans cet entretien, où l’on parle aussi philosophie, évidemment, le Professeur à l’Université new-yorkaise de Columbia laisse entendre que l’enseignement au Sénégal, de cette discipline pas comme les autres, aurait peut-être besoin d’un relooking…Avec même, par exemple, des leçons d’«esprit critique» pour tous nos étudiants, quel que soit leur cursus. Souleymane Bachir Diagne parle encore politique, parrainage et démocratie, mais avec la réserve qui sied à son statut : celui de président de la DECENA aux Etats-Unis. Autres sujets abordés dans cet entretien : le Musée des Civilisations noires, pensé à l’époque par Léopold Sédar Senghor, l’héritage de Senghor justement, confié à Souleymane Bachir Diagne lui-même, le dialogue islamo-chrétien, la «crédibilité» de nos confréries et «familles confessionnelles», le radicalisme, etc.

Le philosophe, qui prône les vertus de l’éducation, prévient: «Le fanatisme et le radicalisme se nourrissent de l’extrême simplification ».

Le Sénégal a récemment inauguré son Musée des Civilisations noires, un projet cher à Senghor. Quelle lecture en faites-vous, et comment avez-vous apprécié la démarche du Président français Emmanuel Macron pour la restitution du patrimoine africain ?

Je crois qu’il faut se réjouir que ce vieux projet porté par Senghor, au moins depuis la fin des années 50, ait vu le jour aujourd’hui. Evidemment, le projet ne peut pas avoir la même signification aujourd’hui, en ce début de XXIème siècle, qu’il avait à la fin des années 50, c’est-à-dire que, par la force des choses, la manière dont Senghor l’avait envisagé, dans le prolongement du mouvement de la Négritude, n’est pas nécessairement la manière dont ce projet a été réalisé aujourd’hui, ni la manière dont le Sénégal va porter ce projet, mais en tout cas il est effectivement un enfant du premier Président de notre pays, et c’est une bonne chose. Maintenant, ce musée, évidemment, s’appelle Musée des Civilisations noires, la première exposition parle de l’Afrique, plus généralement, et pas simplement du monde noir, puisque le projet panafricain, c’est un projet qui va du Cap au Caire, il faut intégrer l’Afrique dans sa totalité, comprendre de ce point de vue-là que le monde noir est un monde sans frontières, il ne s’arrête pas au Sahara. Le monde noir, les Civilisations noires sont tout à fait internes au monde maghrébin aujourd’hui, lequel monde maghrébin également est tout à fait interne au monde subsaharien. De la même manière ce monde noir ne s’arrête pas simplement à notre Continent : il est ailleurs, dans la diaspora. Donc la notion de monde noir ou de civilisations noires n’est pas une notion fermée et séparatiste, c’est une notion ouverte et le musée a vocation à manifester la nature ouverte des civilisations noires, depuis l’apparition de l’Humanité en Afrique, parce que la grande création de notre continent, c’est la création de l’Humanité elle-même, et l’Humanité dans tous ses stades et toutes les manifestations de sa créativité. C’est une première chose, il faut s’en féliciter, il faut se réjouir qu’un musée de cette nature, de cette stature, se trouve aujourd’hui dans notre pays, dans notre capitale, à la pointe la plus à l’ouest du continent africain. Son inauguration (le 6 décembre dernier, Ndlr) s’inscrit dans le cadre de cette réflexion qui est menée aujourd’hui autour de la restitution des œuvres africaines. Sur ce chapitre des restitutions, je suis heureux d’abord que le Président Macron ait pris cette initiative lorsqu’il s’est exprimé à Ouagadougou (discours du 28 novembre 2017, Ndlr), et que son discours ait été tout de suite suivi d’effet puisque, comme vous le savez, il a demandé à notre compatriote et mon ami Felwine Sarr ainsi que mon amie Bénédicte Savoy de lui proposer un rapport sur cette restitution, et le rapport a été très bien fait. Parce que c’est un rapport qui a manifesté beaucoup de précision, beaucoup de rigueur, et une vision à la fois rétrospective et prospective dans sa rédaction. Ce qui fait que les auteurs ont évidemment, fidèles en cela au mot même du Président Macron, donné son contenu plein et entier à la notion de restitution : ils ont insisté sur le principe qui dit que si restitution il doit y avoir, on ne peut pas tergiverser et on ne peut pas édulcorer la notion même de restitution. Il faut donc lui donner un contenu, et pour cela, il faut changer cette loi patrimoniale française, donc ça c’était très précis.

La restitution des objets d’art africains ne risque-t-elle pas de dégarnir les musées français ?

Les auteurs sont des auteurs très pragmatiques, ils comprennent bien qu’il ne s’agit pas de vider les musées français pour remplir les musées africains, qui d’ailleurs dans beaucoup de cas, n’existent pas encore. Une fois le principe de restitution posé et respecté, il faut également envisager une circulation de ces œuvres, qui sera une manière pour l’Afrique de partager sa propre culture, parce qu’il faut bien se rendre compte que ces objets d’art africains qui ont circulé ont en quelque sorte acquis des significations nouvelles, se sont enrichis de leurs voyages, et donc il faut garder cette richesse-là. Ces objets se retrouvant à Paris ont eu des effets créateurs et créatifs extraordinaires, on sait l’influence qu’ils ont exercée par exemple sur l’art moderne, la peinture moderne, Picasso étant le meilleur exemple, mais Picasso n’est pas le seul exemple, donc il faut bien tenir compte du fait que ces objets, dans leurs voyages, même si c’était un voyage forcé, ont eu des effets créatifs dans d’autres contextes, et cela il faut le maintenir. Il faut faire en sorte que ces objets on puisse évidemment les voir ici à Dakar, dans notre musée des Civilisations noires, mais il faut également qu’on puisse les voir au Metropolitan Museum de New York, au Quai Branly à Paris, parce que c’est cela la signification même de l’art, c’est d’être un langage commun, un langage qui unit, et donc il faut assurer la circulation. Pour résumer tout cela, je dirais : restitution d’abord, c’est un principe sur lequel il faut insister, et deuxièmement, circulation et partage, et il me semble que le rapport fait cela très bien.

Le Président Senghor, à qui l’on doit l’idée de ce musée, est décédé il y a 17 ans, le 20 décembre 2001. Quelles ont été vos relations avec lui, et quelles sont aujourd’hui vos relations avec l’œuvre de Senghor ?

J’ai eu avec le Président Senghor des relations qui m’ont enrichi très fortement. La première fois où je l’ai rencontré, c’était lors de la distribution des prix du Concours général, ensuite après mon entrée à l’Ecole normale supérieure, et à partir de ce moment, j’ai eu des relations suivies avec le Président Senghor. Lorsqu’il est parti du pouvoir, les années où il revenait au Sénégal, il me recevait quand il venait ici, et quand je passais à Paris, j’allais le voir dans son bureau du Square Tocqueville, et donc nous avons entretenu une relation suivie dont je suis aujourd’hui heureux et dont je me souviens avec beaucoup d’émotion, et beaucoup de bonheur. Alors, par la force des choses je me trouve aujourd’hui encore lié à sa mémoire puisque, comme vous le savez, lui et sa femme Colette Senghor ont légué leur maison de Verson, en Normandie, à la ville de Verson, leur maison et tout ce qu’elle contient, et en ce moment, Madame Senghor est évidemment d’un âge très avancé, et donc la ville de Verson et la région de Normandie en général sont en train aujourd’hui d’envisager la meilleure manière de prendre en charge ce legs des Senghor, du Président Senghor et de Colette Senghor.

Comment va-t-on s’y prendre concrètement ?

Alors, pour le faire en bonne intelligence avec les intellectuels, la communauté intellectuelle sénégalaise et française, pour qui la pensée de Senghor est une pensée importante et qu’il faut préserver, ils ont créé une Commission, la ville de Verson, la ville de Caen et la région Normandie, pour regarder la nature de ce legs, voir quels objets vont rester dans la maison, qui va peut-être pouvoir être ainsi transformée en un musée en Normandie, et ce qu’il va falloir faire des papiers que l’on va trouver. On ne sait pas encore de quelle nature sont ces papiers, peut-être des manuscrits littéraires, on ne sait pas. Mais bref, ils ont voulu faire une commission, la plus large, la plus internationale possible, et on m’a demandé d’être le président de cette commission, ce que je suis en ce moment. Donc nous avons commencé à faire l’inventaire de ce qui se trouve dans la maison de Senghor et de Madame Colette Senghor, parce que c’est d’abord la maison de Madame Colette Senghor, à Verson, en parfaite harmonie avec le conseil de famille qui, étant donné la santé fragile de Madame Colette Senghor, s’occupe aujourd’hui de tout. Voilà un peu un autre aspect des relations que je continue d’entretenir cette fois-ci avec la mémoire du Président Senghor. D’ailleurs, je vous dis, pour cette Commission, l’idée évidemment c’est de comprendre que Senghor est une figure universelle, une figure qui est un pont également entre plusieurs mondes, entre le monde normand et français, entre le monde africain et sénégalais, et puis un pont entre par exemple le lieu particulier qu’est Joal et le reste du monde. Il faut donc que cette commission travaille, avec cette compréhension-là, en relation avec la Fondation Senghor, et avec le musée Senghor qui se développe aujourd’hui ici à Dakar.

Bien loin de cette idée de pont, le monde est aujourd’hui confronté à la montée des nationalismes et des populismes. Comment analysez-vous cela ?

Ecoutez, c’est une vague effectivement qui déferle aujourd’hui sur le monde et qui fragilise les démocraties un peu partout. C’est une vague qui est, on peut dire, une forme de réponse à la mondialisation, une réaction à la mondialisation et à la construction des grands ensembles, dont nous voyons beaucoup de manifestations. Nous voyons une manifestation aux Etats-Unis, où le Président actuel s’est fait nommer sur la base d’un refus de ce qu’il appelle le globalisme, c’est-à-dire que l’Amérique, sous lui, est en train de revenir à une politique nationaliste dont il se revendique d’ailleurs, et de protectionnisme, en détruisant à peu près tous les accords dans lesquels l’Amérique s’était engagée : par exemple l’accord de libre-échange en Amérique du nord, il remplace cela par, maintenant, les accords directs avec chacun des pays. De la même manière, une organisation comme l’OTAN, qui était une organisation de défense qui marquait la solidarité entre l’Europe et l’Amérique, cette organisation est fortement remise en question par les actions unilatérales du Président américain. Ça c’est pour l’Amérique. On voit en Europe Centrale et de l’Est, l’ancienne Europe de l’Est, la Hongrie, la Pologne, on a vu des gouvernements qui n’ont de démocratique que le nom, et qui se sont construits en plus, qui ont construit leur victoire électorale sur la base du rejet de l’autre, du rejet du migrant. Aujourd’hui, les nationalismes se construisent contre la figure du migrant, qui leur sert d’épouvantail, donc on charge le migrant de tous les péchés possibles et imaginables, on exagère la signification de la grande crise migratoire, pour justement agiter un peu les sentiments populistes, les sentiments xénophobes dans différents pays. C’est ainsi qu’on voit cette vague nationaliste déferler, on l’a dit en Europe de l’Est, mais même en Europe de l’Ouest, on a vu la victoire de ces sentiments xénophobes et nationalistes en Italie, on voit la montée de ces sentiments dans d’autres pays européens, dans pratiquement tous les autres pays européens, et c’est donc une conjoncture, celle que nous vivons aujourd’hui, dont il faut tenir compte et à laquelle il faut répondre en réaffirmant les valeurs humanistes, les valeurs de solidarité, les valeurs d’hospitalité, et également les valeurs simplement de raison. C’est une vague qui repose sur des sentiments totalement irrationnels, et la réponse à l’irrationalisme, c’est de revenir aux faits, à la science, à la vérité et à la mesure.

Cette montée des nationalismes a-t-elle des répercussions sur l’Afrique ?

Bien sûr, ça a des répercussions sur l’Afrique : une des répercussions les plus immédiates par exemple, c’est de voir comment il y a une politique extrêmement restrictive aujourd’hui sur la circulation des Africains. On a tendance à voir en l’Afrique une espèce de réservoir de populations migrantes, et on l’a vu d’ailleurs avec un livre (qui a eu beaucoup de succès) comme celui de Stephen Smith, qui s’appelle «La ruée vers l’Europe», où il a prétendu que l’Afrique était démographiquement une menace pour l’Europe. Vous voyez...ce genre de livre faussement scientifique, qui n’a rien de scientifique du tout, qui prétend être scientifique, mais qui ne fait qu’agiter les peurs les plus irrationnelles, mais le succès de ce livre est un bon indicateur de la perception que ces mouvements nationalistes peuvent avoir de l’Afrique. Alors l’Afrique doit elle-même savoir répondre à cela, en avançant encore plus fermement dans la levée des frontières internes au Continent, c’est-à-dire que nous devons, à ce moment-là, véritablement renouveler notre engagement panafricaniste, construire notre Continent sur la base de notre solidarité, comme réponse à cette vague nationaliste.

Où vous situez-vous dans le débat pour ou contre le franc CFA ?

Ecoutez, moi je suis pour qu’on ait la position la plus rationnelle possible sur ce débat-là et qu’on ne fasse pas intervenir des sentiments irrationnels. C’est vrai que le franc CFA, il suffit de regarder l’histoire du franc CFA pour voir qu’il s’inscrit dans une continuité, dans une certaine continuité coloniale. Mais une fois qu’on a dit cela, il faut, de manière froide et raisonnée, que nous regardions les avantages et les inconvénients. Il y a un avantage majeur, me semble-t-il, qui est que nous avons, nous, dans l’UEMOA, une monnaie commune. Le plan aujourd’hui, comme hier, ça a été de faire en sorte que, dans une première phase, les autres pays, en particulier les pays qu’on dit anglophones de l’Afrique de l’ouest, créent une monnaie commune, et à ce moment-là on effectuera une fusion des deux zones monétaires. Eh bien, puisque c’était ça le plan, allons-y ensemble, accélérons peut-être le mouvement, c’est mieux que d’envisager une espèce de sortie désordonnée de la zone CFA. Je suis donc pour qu’on sache que de toute façon à terme, à moyen terme ou à long terme, la configuration actuelle du franc CFA ne peut plus continuer. On ne peut plus continuer, c’est une simple question de souveraineté, à avoir les leviers monétaires hors de notre contrôle. Il faut donc que nous exercions un contrôle maximum sur ce levier monétaire, mais encore une fois, il faut privilégier et donner priorité à la construction de l’unité de notre région, et le plan qui avait été adopté disant que dans un premier temps, il fallait que les autres pays aient une monnaie commune et qu’ensuite nous fassions, créions une fusion des deux zones monétaires, on n’a pas de raisons, me semble-t-il, de changer ce plan. On peut agir sur le rythme auquel nous allons le réaliser, mais ce n’est pas la peine de céder, je crois, à l’irrationalisme en la matière.

Pour parler politique, que pensez-vous de la loi sur le parrainage qui cherche à faire le tri entre les candidats à la présidentielle du 24 février prochain ?

Alors, je vais vous dire de manière générale…D’abord, il faut que je préface ma réponse en vous disant la chose suivante : je suis président de la DECENA, c’est-à-dire la représentation de la CENA aux Etats-Unis, donc ça me fait obligation de ne jamais rien dire pendant toute la durée des élections sur la politique sénégalaise, donc je vais me prononcer de manière très générale sur l’idée que les parrainages, pour assurer la représentativité de ceux qui prétendent au suffrage des citoyens…bon, c’est un principe qui fait partie des principes de la démocratie. Maintenant, la manière dont ça a été fait ici, je ne me prononcerai pas là-dessus, mais simplement je dirai que beaucoup de candidats, ceux qui se sont déclarés candidats, sont en train de déposer leur dossier de parrainage, donc que cela n’a pas empêché les hommes et les femmes de qualité, qui veulent concourir pour le suffrage universel, de se présenter, ça c’est une excellente chose.

Justement, comment évaluez-vous l’état de la démocratie dans notre pays ?

Alors la démocratie évidemment est une œuvre toujours à parfaire. C’est une exigence, mais c’est également quelque chose de fragile, je l’ai dit, sur quoi il faut veiller avec beaucoup de vigilance. Par conséquent nous autres, au Sénégal, nous avons une solide tradition démocratique, ça on ne le répètera jamais assez, qui va profondément dans le passé, et donc cela nous donne, non pas simplement motif de nous glorifier, cela nous impose une responsabilité, la responsabilité qui fait que notre démocratie doit toujours être en train de progresser, nous devons mesurer à chaque fois les progrès de notre démocratie, et ne pas subir de retour en arrière. Et je crois que, l’un dans l’autre, notre démocratie sortira probablement encore grandie des élections à venir.

Vous l’avez dit, vous êtes le président de la DECENA aux Etats-Unis. Pourriez-vous avoir des ambitions politiques ou vous lancer en politique ?

Vous savez (rires), si je devais avoir ce genre d’ambitions je me serais lancé plus tôt que cela. Je crois que…je contribue, au niveau qui est le mien, aux grandes questions de notre pays, en particulier dans le secteur qui est le mien, le secteur de l’éducation. Un président de la République, le Président Abdou Diouf, m’a fait confiance pour être son conseiller à l’éducation, un président, le Président Macky Sall m’a fait confiance pour diriger une commission pour réfléchir sur l’avenir de l’Enseignement supérieur, mais, indépendamment de cela, il y a le travail au quotidien, qui est le travail de formation, le travail de proposition, et celui-là je suis en train de le faire. En gros, c’est pour vous dire que pour agir intellectuellement je le fais, culturellement je le fais, mais pour agir aussi politiquement au service de son pays, on n’a pas forcément besoin d’être dans une logique partisane.

Que faudrait-il, selon vous, améliorer à la façon dont on enseigne la philosophie au Sénégal ?

Alors, je sais qu’il a été envisagé de commencer l’enseignement de la philosophie plus tôt que la terminale. C’est probablement une bonne chose, encore que, dans l’état actuel de la situation, on se rend compte qu’on n’a pas assez de professeurs de philosophie. Du coup, beaucoup de professeurs de philosophie de terminale sont en général des sociologues, et malheureusement parfois ce sont des sociologues qui se sont formés à la sociologie empirique, à la sociologie de terrain, ce qui ne les prépare pas plus qu’un professeur de littérature par exemple, à être professeur de philosophie.

Donc il faut déjà tenir compte de cette situation-là, faire en sorte que l’on mette des professeurs de philosophie en nombre suffisant devant chaque classe de terminale, ça c’est un premier requis. Il y a un second requis, qui est de bien penser les programmes de notions. Nous avons, nous, vocation, je crois, dans un pays comme le nôtre, à avoir un programme qui renouvelle en profondeur l’histoire de la philosophie. Vous savez, traditionnellement, dans la plupart des manuels, l’histoire de la philosophie, c’était l’histoire de la philosophie dans le monde occidental : on commençait par le monde grec, qui était censé être le fruit d’un miracle, donc n’étant précédé par rien, ensuite on passait à l’Antiquité en Europe, au monde médiéval chrétien, latin, européen, à l’époque moderne, etc. On oubliait, ce faisant, les grandes ères culturelles de l’Humanité, l’Afrique, l’Inde, la Chine, surtout le monde arabo-islamique, et leurs contributions à l’histoire de la philosophie. Comprendre véritablement l’histoire de la philosophie comme une aventure humaine, en général, et non pas comme une aventure occidentale, cela doit se refléter dans ce que nous enseignons à nos élèves en terminale. Il y a des manuels qui vont dans ce sens-là, qui font des efforts pour aller dans cette direction, c’est la direction dans laquelle il faut aller. Il faut donc que notre Inspection générale, qui est tout à fait consciente de ces questions-là, aille dans cette direction pour formuler un programme et inspirer des manuels qui soient en adéquation avec ce que je viens de dire.

Ce serait suffisant selon vous ?

Alors l’enseignement de la philosophie, et ça c’est le point le plus important que je voudrais ici souligner, la philosophie n’est pas seulement faite pour des gens qui en feront une profession. L’enseignement de la philosophie est un enseignement qui cultive l’esprit critique, qui cultive l’art de tenir à distance, dans un scepticisme créateur, les problèmes, pour mieux les penser, pour mieux les réfléchir, et de cela tout le monde a besoin, pas seulement ceux qui vont faire de l’enseignement de la philosophie leur profession. C’est pour cela, je crois, que l’enseignement de la philosophie doit être non seulement élargi peut-être, en première, mais surtout figurer dans le programme de formation, y compris dans l’enseignement supérieur, pour des étudiants qui ne se destinent pas nécessairement à l’enseignement de la philosophie, et ça c’est un chantier auquel il nous faut réfléchir et qu’il nous faut ouvrir parce que, j’insiste toujours moi sur le fait que, il faut aujourd’hui que nous orientions de manière plus résolue nos étudiants vers ce qu’on appelle les STEM, les sciences, les technologies, l’enseignement des sciences de l’ingénieur, et les mathématiques. Nous avons un système beaucoup trop déséquilibré, avec trop d’étudiants qui se retrouvent dans le secteur des humanités et des sciences sociales, sans être véritablement convaincus que c’est là leur vocation, alors que nous avons un tout petit nombre d’étudiants qui sont dans ces secteurs des STEM. Mais une fois que j’ai dit cela, je veux également que ces étudiants qui sont dans ces secteurs des STEM soient cultivés philosophiquement dans les humanités, voilà un peu la vision que j’ai d’un enseignement qui me semblera un enseignement équilibré, et de nature à former véritablement les ressources humaines dont notre monde aujourd’hui a besoin pour demain.

On vous a parfois plus ou moins reproché d’être parti de l’Université Cheikh Anta Diop. Comment l’avez-vous vécu ?

Oui, bon, ça c’est une réaction un peu épidermique. Je dis toujours, en souriant, deux choses : la première chose, c’est que j’ai d’abord enseigné à l’Ucad pendant 20 ans. Tous ceux qui sont aujourd’hui professeurs à l’Ucad étaient mes étudiants. Ça veut dire que les professeurs de philosophie dans ce pays, qui ne sont pas à la retraite, ont été soit mes étudiants, soit des étudiants de mes étudiants. Par conséquent, pour ce qui est de donner à l’enseignement de la philosophie dans mon pays, j’ai fait ce qu’il y avait à faire. Je ne me serais jamais autorisé un départ si je n’avais pas eu le sentiment d’avoir fait ce que j’avais à faire en termes de formation, ça c’est un premier point. Le deuxième point, c’est qu’en définitive, je ne suis jamais parti, j’ai toujours eu des étudiants en thèse, que j’ai continué à former. Ne pas être là, présent physiquement à corriger des copies, à souligner des fautes d’orthographe et à mettre en marge « on ne dit pas ça, on dit ça », ça n’était pas un travail très utile par rapport à celui que j’ai effectué, qui a consisté effectivement à continuer d’encadrer des étudiants en thèse, à continuer de participer aux activités philosophiques de nos universités et, ce que les gens ne savent pas (maintenant ils le savent), c’est que je ne suis jamais parti de l’Ucad puisque je viens de prendre ma retraite par anticipation, évidemment, de l’Ucad. Voilà.

Parlons à présent des confréries religieuses au Sénégal. Quel rôle jouent-elles, et peut-on les présenter comme des contre-pouvoirs ?

Alors, il ne faudrait pas : c’est-à-dire que le contrat social sénégalais reposait sur l’idée d’une laïcité qui signifie deux choses : premièrement, ne pas transiger sur le principe de séparation entre l’Etat et les différentes religions et, en relation avec cela, faire en sorte que l’Etat assure toujours une véritable neutralité en se plaçant à équidistance des différentes confessions, des différentes familles confessionnelles et des différentes familles spirituelles, et il est nécessaire de maintenir ces principes-là, non seulement pour l’état et le fonctionnement démocratique de nos institutions, mais également pour nos religions elles-mêmes. Les religions elles-mêmes, les confessions et les confréries, n’ont pas à se compromettre dans la politique, parce que, elles ont pour elles quelque chose qui est importante, c’est la crédibilité. Il faut toujours assurer sa propre crédibilité, et être, de ce point de vue-là, des confréries ou des confessions qui considèrent toujours leurs responsabilités vis-à-vis de la totalité des citoyens de notre pays. Par conséquent, ce modèle sénégalais, qui repose sur une véritable culture pluraliste, une culture tolérante, ouverte, et une culture également laïque de nos relations, ce modèle-là il faut le maintenir et il faut que cette culture puisse se transmettre.

On parle du dialogue islamo-chrétien comme d’une chance pour le Sénégal. Comment en faire quelque chose de plus stable ?

Alors notre pays a cette chance justement d’avoir été toujours aux avant-postes du dialogue islamo-chrétien. Quand on pense dialogue islamo-chrétien sur le plan international, j’en parlais encore récemment à un collègue philosophe qui se trouve également être un prêtre catholique, le Père Philippe Capelle-Dumont, il pense tout de suite Abbé Seck (Abbé Jacques Seck, Ndlr), ça c’est la force de notre pays, d’avoir effectivement des personnalités qui, sur le plan international, sont connues pour avoir inspiré ce dialogue, pour l’avoir mené, et pour en avoir fait un modèle. Cela correspond à la configuration de notre pays, où les liens de parenté, les liens familiaux sont des liens qui vont au-delà des appartenances, qui sont de véritables ponts au-delà des appartenances religieuses. Ça on le sait, et c’est donc, aujourd’hui plus que jamais nécessaire, parce que, à un moment où les appartenances religieuses sont en train de nourrir, elles aussi, ces nationalismes, ces populismes et ces revendications identitaires dont nous avons parlé, il est important de rappeler, d’abord la grande fraternité abrahamique, que cela a un sens l’idée de fraternité abrahamique, de s’inscrire dans des religions qui parlent des mêmes personnages, des mêmes prophètes, qui partagent les mêmes récits et cela il faut fortement insister là-dessus parce que c’est le moyen de faire barrage à tous ceux qui considèrent que la religion doit diviser, séparer, et donc il faut rappeler toujours que le message des religions, des religions bien comprises, est un message d’amour et d’ouverture. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que le Président Senghor avait toujours parlé, il estimait que les religions ne devaient pas être confinées dans la sphère privée, et c’est ça la force de la laïcité sénégalaise. La laïcité sénégalaise, à la différence de la laïcité française, n’a jamais voulu que les religions soient écartées de l’espace public pour les confiner dans la sphère privée. Au contraire, les religions ont été invitées dans notre contrat social à apporter l’œuvre d’éducation et de construction nationale qu’elles peuvent assurer et, de ce point de vue-là, il faut continuer dans cette voie-là, et c’est la voie de l’avenir.

Comment éduque-t-on aujourd’hui une jeunesse, une société, contre le radicalisme ?

Alors, évidemment, l’éducation elle-même normalement éduque contre le radicalisme. Vous savez, je reviens toujours, moi, à la racine et à l’étymologie du mot éducation, ce n’est pas pour jouer au savant, en rappelant que educere, le mot latin dont vient éducation, signifie conduire hors de...Hors de quoi ? Hors des ténèbres de l’ignorance, pour entrer dans les lumières du savoir, mais également conduire quelqu’un hors de ses préjugés et de ses certitudes, pour lui apprendre à questionner ses préjugés, lui apprendre à questionner ses certitudes, à se retourner sur elles, et donc à ne pas simplement gober ce qu’on dit sans examen, à toujours examiner les choses de manière rationnelle. Et donc le fanatisme, lui, et le radicalisme, se nourrissent de l’extrême simplification : voilà mes amis, voici mes ennemis, mort à mes ennemis, ça c’est le simplisme presque animal sur lequel les fanatismes et les radicalismes se construisent, et donc, à la différence de ce simplisme, l’éducation consiste précisément à apprendre à questionner les choses, à apprendre à construire les solidarités, à apprendre à faire hospitalité à la différence, non seulement à la tolérer mais également à la respecter et à lui faire hospitalité, et à comprendre que la différence de l’autre m’apprend quelque chose de moi-même, et c’est ça le travail précisément que doit effectuer l’éducation. Donc la vraie réponse au radicalisme, c’est la réponse de l’éducation ; l’éducation, maintenant, demande beaucoup de patience, demande du temps, parce qu’elle met du temps à porter ses fruits, et entre-temps, il n’y a que les mesures de sécurité.

RECUEILLIS PAR THEODORA SY SAMBOU
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