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Le dernier de l’homme de devoir
Publié le mardi 25 septembre 2018  |  Enquête Plus
Bruno
© Autre presse par DR
Bruno Diatta, chef du protocole de la Présidence
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Vous avez fait vos adieux au Conseil des ministres que vous avez servi au moins pendant 40 ans, ce mercredi 19 septembre 2018. Je suis sûr que tous les membres du Conseil des ministres gardent encore une image nette de cette silhouette habituelle se faufilant sous le même rythme de pas derrière eux, pour quitter la salle, après avoir installé le Chef de l’Etat. Quand nous t’observions partir ce jour, nul, dans l’assemblée solennellement réunie, ne pouvait douter que ce serait le dernier de l’homme de devoir. Homme de devoir.

Oui, Bruno Diatta l’était assurément. Il n’a cessé de l’être qu’en tirant à la surprise générale sa révérence, ce vendredi 21 septembre. Majestueux et impérial, il faisait partie de l’aristocratie de son métier, et subjuguait par son port séduisant, sa douce autorité et sa légendaire courtoisie. Pendant sa longue et éblouissante carrière, il a été le modèle même du Grand Serviteur de l’Etat pour finir par devenir l’Emblème vivant de la République dont il incarnait les valeurs fondatrices et qui la perpétuent.

Personnellement, j’ai connu et apprécié l’homme alors que j’étais loin des sphères de l’Etat. J’ai, en effet, eu l’avantage de le découvrir au début des années 90, à la faveur d’une brève visite chez lui. Bruno, je dirai votre nom, je le déclinerai, comme il l’aura si souvent été, depuis 40 ans, dans les couloirs et allées de la présidence, de la République et dans presque toutes les instances internationales où celle-ci fut invitée. J’étais enchanté et fier de faire votre connaissance, un jour de vieille de Noël, de l’année 1990. J’ai été présenté à vous par un ami, un frère, pour ne pas le nommer, Babacar Touré.

Un court instant de bonheur et de rigolade à votre domicile. Mon vieux frère et moi étions rapidement passés, en cette veille de fête de la nativité, pour un petit salut à vous et à votre famille. Je me souviens avoir entendu mon compagnon de visite évoquer avec vous dans des termes plus ou moins explicites, des questions qui, me semblait-il, concernaient la haute politique d’Etat. J’ai gardé en mémoire, comme des braises encore mal éteintes dans un coin de la tête, cette courte visite qui s’est déroulée sous une agréable ambiance, souvent entrecoupée par vos éclats de rires. Je saisissais dans vos échanges et lisais sur vos visages une très grande complicité. Votre accueil enthousiaste et agréable contrastait fortement avec l’apparence austère et sérieuse de l’homme que j’apercevais au loin. Je vous découvrais et vous serrais la main pour la première fois, après vous avoir vu et admiré votre élégance et votre raffinement sur le petit écran. Il y avait chez vous quelque chose qui rappelait la retenue, la discrétion de la noblesse, mais également d’autres choses qui vous rapprochaient des gens ordinaires.

A notre premier contact, j’ai été séduit par votre spontanéité qui se laissait voir dans cette façon de demander après mon frère : « ah oui, Cheikh votre frère, lui c’est mon ami et frère ». Cette brève rencontre eut l’effet immédiat de renforcer cette pointe d’admiration qui m’a toujours habité, depuis le moment où je vous ai remarqué officier auprès de l’ancien président Léopold Sédar Senghor. Je constatais et voyais naître entre nous une estime réciproque. Celle-ci ne sera jamais démentie au fil du temps. Au contraire. Je me surprenais parfois en vous entendant m’appeler « Lat. », un diminutif affectueux. En d’autres circonstances, vous aviez préféré dire ALC, une de mes deux signatures de presse habituelles. Et ce fut ainsi, jusqu’au moment où je suis venu vous retrouver dans les sphères de l’Etat, avec mon entrée dans le gouvernement. Pour une fois, je souhaite m’éloigner un peu du grand philosophe Sénèque que j’aime pourtant beaucoup, quand il dit : « on a des mots pour une peine légère, mais les grandes douleurs ne savent que se taire ».

Je ne peux pas me taire. Nul ne se taira ! Et depuis l’annonce de votre mort, tout le monde parle de vous ! Tous vos compatriotes qui ont les moyens de se faire entendre parlent en bien de vous. Si ç’en est ainsi, c’est parce que vous avez été un homme bien ? Un être bon, un fonctionnaire modèle. Certains citoyens s’épanchent en privé, d’autres dans les salons de thé, dans les Grand-Place des villes. Sans aucun doute aussi, sous les arbres à palabre et dans les chaumières des villages. Personne n’accepte de se taire. Au premier rang de ceux qui s’expriment publiquement et disent leur peine, le Chef de l’Etat, le président de la République, Macky Sall. Après avoir annulé un important voyage à Bamako, alors que son avion était déjà en roulage sur la piste pour le décollage, il a rebroussé chemin. Quelle marque de considération ! Avant de se rendre à votre domicile, subitement noyé dans la peine et la douleur, il a tenu, depuis l’aéroport, à vous rendre un hommage solennel et mérité, devant la nation sénégalaise, en attendant de vous réserver des funérailles dignes de votre rang.

Si je pouvais le faire, j’aurais demandé au philosophe Sénèque : comment et pourquoi devrions-nous taire, devant l’immense douleur que nous inflige la mort de Bruno Diatta ? Et n’est-ce pas Sénèque, lui-même, qui dit cette autre belle chose : « celui qui a rendu un grand service doit se taire, c’est à celui qui l’a reçu de parler ». Vous, de toute façon, vous vous êtes tu. Et à jamais d’ailleurs. Diatta Marie Pierre, comme dirait notre ami commun, pendant plus de quarante-deux ans, vous en avez rendu des services. Vous en avez tellement rendu à votre pays, à la nation dans vos fonctions et dans votre métier, que nous étions tous convaincus que vous étiez éternel. Vous en étiez devenu une icône de la République, un symbole vivant du dévouement et de la loyauté. Hélas, la mort est arrivée dans cette après-midi du vendredi 21 septembre 2018, pour nous ramener à la réalité, en nous rappelant brutalement votre état de mortel et le nôtre. Bruno, alors que vous êtes à jamais tombé dans le silence éternel, résonnent dans la tragédie les mots du poème de Birago Diop « les morts ne sont pas morts ».

Vous avez beaucoup donné au pays et à la République. Votre dû vous est rendu. Vous avez donné, en ayant tôt compris que vous aviez fait le choix de servir une jeune nation, à la recherche d’une voie et de moyens pour la conduite de son destin. Une telle option vous imposait naturellement d’immenses sacrifices que vous avez acceptés de consentir sans compter, avec une compétence enviée au-delà de nos frontières. Et comme pour donner raison au poète, ci-haut cité, votre œuvre reconnue et magnifiée maintiendra votre souffle de vie dans les esprits et dans la conscience de la communauté nationale. Votre œuvre va sans douter inspirer la formation en diplomatie, dans notre pays notamment, car vous méritez une étude de cas dans les écoles nationales d’administration.

Nous nous sommes parlé, pour la dernière fois mercredi matin, alors que tous les deux nous nous engouffrons dans le hall de la présidence de la République. Vous vous dirigiez vers le palais et moi vers la salle des conseils de ministres. Pendant trois ans que j’ai exercé les fonctions de Secrétaire général du gouvernement, nous étions dans le palais tous les mercredis pour attendre l’arrivée du Chef de l’Etat. Vous, pour venir chercher le patron, comme vous l’appeliez et le conduire en salle du Conseil. Et moi, pour lui présenter le dossier du Conseil. Avec un sourire amusé, vous aviez pris l’habitude de me poser une question qui nous égayait dans cette ambiance sérieuse et feutrée des lieux. Vous disiez : « est-ce que le sabre va tomber quelque part aujourd’hui ?». En fait, vous vouliez juste dire : est ce qu’il y aura de nouvelles nominations.

On en restait là et à rigoler ensemble. Sans plus. Ce mercredi 19 septembre 2018, je vous ai trouvé debout, juste devant le poste de sécurité, échangeant au téléphone. Arrivé à votre hauteur, vous m’avez cédé le passage. Vous avez ensuite raccroché avec votre interlocuteur et m’avez rejoint dans le hall. Et c’est ainsi que je vous faisais noter : « Monsieur le ministre, j’ai relevé la semaine dernière (mercredi 12 septembre 2018) que l’inauguration du Musée des Civilisations Noires normalement prévue le 6 décembre ne figure pas encore sur l’agenda du Chef de l’Etat, tel qu’il nous l’a présenté, alors que j’ai saisi à cette fin par lettre ses services, depuis fin mai dernier ». Qui pouvait imaginer la suite de mon interpellation ? Avec courtoisie, vous m’avez indiqué : « Ah bon on verra ça. Vous avez bien fait de me le signaler, Monsieur le Ministre, j’en parle avec lui et je vous reviens la semaine prochaine ».

Bruno, il n’y aura jamais de semaine prochaine. C’est cela la volonté du Seigneur. Sauf peut-être pour vous accompagner vers votre dernière demeure. Et nous en sommes tous peinés, mais surtout meurtris. Nous mortels, nous ne serons jamais habitués à l’idée de mort et encore moins à faire avec. Celle de Bruno Diatta nous a surpris et dévasté. La République va s’y faire difficilement, car elle a été vraiment surprise. Mais elle a aussi beaucoup perdu. Surprise ? Et pourtant, « la mort est si rapide à se glisser dans l’homme et dans ce qui lui appartient, qu’elle profite de la moindre fissure pour s’établir tyranniquement dans les endroits secrets où l’on pensait que jamais elle ne pourrait pénétrer », écrit Maxime du Camp.

En saluant la mémoire de cette figure immortelle, les pensées du Ministre de la Culture que je suis et celles de toute la famille artistique et culturelle se tournent vers Madame Thérèse Turpin Diatta, Directrice de la Galerie Kemboury, son épouse, sa compagne discrète et inspiratrice. Ensemble, nous prions pour le repos éternel de son âme. Nous vous présentons également nos sincères condoléances, ainsi qu’à vos enfants et implorons Dieu qu’Il vous porte assistance en cette douloureuse épreuve et vous maintienne la force d’illuminer encore longtemps, la culture et les arts visuels, dans le pays et dans le monde.

Abdou Latif COULIBALY

Ministre de la Culture
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